Ludovic Garnica de la Cruz. Nantes la brume. 1905. Numérisation Odile Halbert, 2008 – Reproduction interdite.
Huit heures battit de l’aile.
Eveillé, René de Lorcin bâillait à pleine bouche, ses membres qui craquaient. Enfin, il sortit du lit, enfila ses chaussettes, et après avoir solidement bouclé ses jarretelles, il alla en chemise de nuit ouvrir la fenêtre.
Apparut alors — montre au côté gauche — la cathédrale cachant presque tout le ciel désembrumé. René resta quelques minutes immobile à la contempler comme s’il ne l’avait jamais vue. Admiration profonde venue de ne sait quelle impression lointaine et sensitive, de quelles accordailles d’âmes dans une arêne en dehors de nos vies banales ? La chaire salie des poussières de la ville, elle le fascinait de sa carrure où le maquis des sculptures allégoriques plaquait une panoplie vivante légendaire. A peine quelques dévotes trottinaient – mouches lugubres – sur le parvis. Et là, sur le flanc, bien petite, une énorme croix de bois où se mourait encore le christ embruni. Etrange anomalie ! Le Maître, frêle, en un coin, écrasé plutôt que soutenu par la magnificence du temple construit en son honneur ! Le Maître, dans un angle d’ombre nue, sous les soufflets du vent, comme une loque inapparente ! Le Maître, humble, sur le seuil de sa demeure somptueuse, troublé dans son éternelle méditation par des insectes ironiques : les hymnes aux ailes d’or parfumées filtrant au travers l’éclat des fêtes et des richesses cérémoniales, — comme un pauvre prenant les miettes lui tend.
René se promit de lui consacrer sa première visite officielle. Puis il s’habilla, traînaillant sur les moindres détails. Devant la glace passa et repassa cent fois. Bref, à neuf heures, il descendait sur la place Saint-Pierre et pénétrait par le portail gauche dans l’église.
Certes, il là connaissait par coeur. Combien de fois était-il venu ? Dès son enfance il aimait en faire le tour à la main de sa bonne, appuyant ses pieds très fort sur les dalles. Comme autrefois il se plaisait à l’écho de ses pas qui s’en allait mourir dans un geste large sous les voûtes. Il renversait encore une chaise pour jouir et frissonner de ce bruit ondulant.
René la parcourut donc alentour, les yeux figés vers cette hauteur colossale des nefs ; objet principal de son admiration.
ll en avait un vertige absorbant de toutes ses fibres. Il frôlait, sans voir, les merveilleurx tombeaux des Ducs de Bretagne et de Lamoricière. Seules des sculptures naïves dans les piliers – pieux récits d’aventures patriarcales – l’arrêtaient dans sa contemplation fascinatrice.
Le concierge passa. Réné lui demanda l’autorisation de monter dans une tour. Et bientôt il gravissait les nombreuses marches qui le conduisirent sur la plate-forme ultime encastrée d’une balustrace de pierre effritable.
Devant lui, sous le ciel bleu et clair, la ville épanouissait le chaos mouvementé de son existence, ses entassements de toits gris d’où giclaient les flèches des églises et des paratonnerres, ses rues étroites et tortueuses, ses places mal équarries, l’inextricable. de ses vésicules et de ses artères encombrées d’un sang lourd et pressé de travailleurs et de commerçants, ses pouls battant d’un affolement mou d’affaires combinées, de poussées sourdes données à la machine des apports et des exports, cependant, qu’alentour une écharpe verte de collines en culture se déroulait.
D’un coup d’œil René embrassait toutes les saillies de Nantes. L’hôtel de Ville, bourgeoise maison des édiles modernes, — comment en serait-il autrement, avec son portique balourd ? L’Eglise Saint-Nicolas, le rendez-vous mondain des élégantes paroissiennes, dont la flèche bravarde s’efforce de piquer le ciel et déchirer les nuages au passage. Saint-Similien, sur sa butte, occupé sans cesse à sa toilette qui n’en finit jamais. Le Palais-de-Justice où l’on n’a pas oublié de hisser une femme avec une lourde épée d’or : franche allégorie du geste de Brennus à Rome, — ne sait-on pas depuis longtemps que dans ces antres infernaux la justice est la glorification légale de l’injustice ? Le musée Dobrée comme un caméléon café au lait, né en France d’un crocodile exotique et d’un lézard ayant des goûts moyennâgeux. Le théâtre Graslin sur le cerveau duquel sont perchées huit muses au repos. — Est-ce pour cela que les oeuvres modernes y trouvent rarement place ?
Le sculpteur n’a pas oublié la neuvième. La muse sans logia fut exilée au fronton d’un temple éminem¬ment terre à terre, le palais de la Bourse — (sans doute Thalie, car le Tribunal de commerce siège en cet hôtel.) Le Beffroi de Sainte-Croix coiffé d’une tiare en plomb ciselée d’anges sonnant de tous côtés l’ordre régisseur municipal de la marche des jours et des nuits. Saint-Louis avec sa coupole comme un casque de prussien finement découpé. Dans le lointain Sainte-Anne, simplice, pointant le nez en l’air, dans le dos de sa patronne immense qui bénit d’un geste suprême la domination entière du port de Nantes. Saint-Clair perdu dans un hallier de boulevards mêlant la commune de Nantes à celle de Chantenay.
A droite la Préfecture, ancien palais de la cour des comptes où ne passent plus sur les tapis les vénérables magistrats aux fronts de marbre. Derrière, les collèges Saint Stanislas et Bel-Air avec leurs belvédères apparents comme des chapeaux de clowns sur d’énormes perrruques. Là-bas les casernes agiles au son des tambours et des clairons, et dont les aiguillons brillent leur éclat d’acier sous les baïonnettes du soleil. La basilique de Saint-Donatien, blanche comme une vierge en première communiante et la vieille église Saint-Clément moutonnant sa carcasse, hérissant une arête démesurée entre le Jardin des Plantes et les cours Saint-Pierre et Saint-André, promenades régulières, leurs arbres en deux rangs de boutons sur le veston brun du sable. Au centre la colonne du bon roi Louis XVI. S’ennuie-t-il là-haut ? nul ne le sait ! Il peut au moins conter sa peine et celle de ses féaux aux innombrables corbeaux qui vont se nicher irrespectueusement sur son crâne de saint. Un peu plus loin le musée des Beaux-Arts dont on n’aperçoit qu’un clos yoûté de vitres, et le lycée, riche et coquet monument, taudis enrubannné où l’on empoisonne avec du miel l’âme des moucherons dupes des phraseries de l’Université.
A gauche, le château abâtardi par des restaurations imbéciles raidit contre les crocs de la vieillesse son manteau gourd parsemé de lucarnes, d’une frise et d’un donjon — breloques oubliées par les cloportes propriétaires.
Là Loire !
Depuis les campagnes carillonnantes de fraîcheur jusqu’au delà des digues de Chantenay et de Trentemoult la Loire glisse ses reins d’acier comme des écharpes fulgurantes. A l’entrée, de tranquilles clochers inclinent leurs fronts calmes vers son miroir — nappe lamée de sable fin et de pensifs roseaux. Soudain ouvrant ses bras elle étale une table blan¬che où germent des touffes d’îles inégales reliées les unes aux autres par les banderolles fantaisistes des ponts. Les arches découpent des yeux stridents entre les remparts des quais. Barques et remorqueurs passent dans ces orbites, – à chacun l’on dirait une paupière qui se ferme. L’île Feydeau sem¬ble un torpilleur dont la Poissonnerie est l’avant-train piquant le nez dans les flots et le marché de la Petite-Hollande la capote vitrée de l’arrière. L’Ile Gloriette a la forme d’un écrin de chasse replié. Ici s’attriste l’hôpital, tombeau des souffrances misérables, accroupi entre deux petits squares — les feuil¬les ont du sang lourd, la brise qui les berce est faite de chants funèbres. Alentour les cales avec leurs sautoirs de meules d’or blond hullulent des mélopées de ferrailles. Les prairies se coudoient tumultueuses et paisibles, étoffées de verdures ou d’usines. Les locomotives à la gare de l’Etat sifflent entre leurs rateliers de charbons. De la poussière noire volute par airs dans le halètement des marteaux et des forges.
Grossie de la Sèvre au sourire incertain, vers Pirmil, et de l’Erdre de l’autre côté, descendant des rives de Barbin, la Loire reprend bientôt son cours uniforme avec la majesté d’une reine qui replie son manteau d’azur un instant entrouvert. Les navires géants sur son manteau sont des perles frivoles, tandis que les minuscules vapeurs – mouches et abeilles — volent au sommet d’une salive blanche, le long des chantiers où dorment les carcasses dont on forge l’âme. Puis elle disparaît vers Basse-lndre et Indret, à l’horizon, dans une accalmie à peine troublée par l’aile d’un voilier furtif, laissant derrière sa route à la mer les fouillis en rumeur des usines, centre organique, pourvoyeur du trouble de ses eaux.
Là sont les poumons de la ville grondant sous leurs plèvres arides, où se brassent les humbles créateurs d’un sang vivifiant qu’à chaque rugissent — formidables battements de cœur — les enclumes font gicler jusqu’aux extrêmes fins des artères. Et cent bouches, fusant contre le ciel, crachent des tiges de fumée souple qui se croisent en chaînes fugitives, sans cesse renouvelées, gravant sur l’éternel firmament la devise triomphale de la foi nantaise sa raison industrielle de vivre : Utilité et Productibilité.
Ludovic Garnica de la Cruz. Nantes la brume. 1905. Numérisation Odile Halbert, 2008 – Reproduction interdite.
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