NANTES LA BRUME, Ludovic GARNICA DE LA CRUZ, Paris, 1905 CHAPITRE IX. EMPRISES MESQUINES.

Ludovic Garnica de la Cruz. Nantes la brume. 1905. Numérisation Odile Halbert, 2008 – Reproduction interdite.

Le facile ménage du peintre subit quelques lézardes. Après plusieurs scènes la fantasque Touffe d’or disparut définitivement un beau matin en criant à son amant un adieu sincère. Charles la regarda paisiblement partir bourrant sa pipe. Un mince détail, sinon un débarras. Elle l’ennuyait avec sa jalousie depuis quelques jours. Il rêvait d’un tableau original pour leur exposition du mois de mars. Or il avait trouvé le modèle en la personne de sa voisine.
Madame Janny, la voisine, était une jeune femme de vingt-deux ans, forte, aux hanches puissantes, brune avec de larges cheveux et des yeux sombrement clairs comme des gueules de fournaise. Elle habitait avec son mari une mansarde étroite de l’autre côté du palier. Un logis qui sentait la misère affreuse. Peu de temps après son mariage, son époux fut cloué sur le lit par une maladie de la moëlle épinière. Depuis quinze mois, il n’en bougeait plus. A cet homme qu’elle adorait, elle consacrait son existence entière, le soignant, le nourrissant de son travail assez rare, car elle ne pouvait s’absenter. Jamais elle ne demandait de secours ; par exception seulement elle recevait chaque semaine des bons du Bureau de bienfaisance.
Lorsque Charles apprit sa situation pénible et son noble servage, il s’empressa de lui rendre délicatement de bons services. Puis un jour il lui demanda de poser le nu. Il lui donnerait un prix très élevé. Vainement il essaya de la séduire par des offres même exagérées. Elle refusait toujours. Nul homme n’aurait le droit de voir son corps que son mari. Il ne le saurait pas. Qu’importe ! C’eut été une lâcheté, une tromperie. Elle serait encore plus que jamais fidèle au pauvre être douloureux qui se confiait naïvement à sa bonté.
Charles n’avait pas insisté sur ces réponses fermes qui l’avaient touché au fond du cœur. Et maintenant que Berthe était partie, il l’avait priée de veiller à son désordre.
L’image de l’oeuvre future le hantait. C’était Mme Janny qu’il évoquait au premier plan, puissante éducatrice de chair merveilleuse. Il fit de longues sorties au hasard espérant rencontrer un type semblable. Il fréquenta les mauvais lieux, les cabarets, les cafés chantants, les rues sordides. Rien ne répondait à son vouloir. Il palpa de ces viandes humaines à louer ou à vendre, voulut forcer sa foi, se mentir un instant. Châteaux de cartes qui s’écroulaient au moindre effort d’imagination. Il en fut presque malade. La tristesse l’isola. Des journées entières, il se renfermait chez lui, oubliant toute nourriture. Pêle-méle sur les meubles traînaient des croquis de femmes nues, où le visage — celui de sa voisine, — surmontait, des corps embryonnaires rayés de coups de crayons rageurs. Comme elle le gourmandait de sa conduite, il s’emporta contre elle. N’était-ce pas uniquement de sa faute s’il souffrait ? Ne pouvait-elle se sacrifier pour l’art ? Il ne la cherchait pas pour en faire sa maîtresse. Non ! Il la respecterait ainsi qu’on vénère une sainte. Ce ne sont pas des regards indécents d’homme qui l’effleureraient de souillures, mais des yeux vierges d’artiste, avides de l’unique beauté de la forme. Elle le priait de se taire, de ne pas insister. Elle ne pouvait céder à cause du malade aimé, car malgré tout c’était pour elle une vilaine trahison.
Mussaud travaillait placidement à son sujet, une matrone épaisse devant épanouir un luxe de matière affriolante. Frayssère caricaturait des types avec ses ses marrons ; il en avait déjà terminé une demi-douzaine très drôles. Verneuil gardait sur son travail un silence discret. Il n’en était pas ainsi de Charmel. Oh ! les méridionaux, ils ne doutent jamais de rien.
Charles contait son insuccès à son ami René. Celui ci le consolait. Bah ! elle cédera d’un moment à l’autre. De la patience et de la douceur. Bras dessus, bras dessous ils arpentaient les rues malpropres. L’oncle, M. de Lorcin avait réitéré ses invitations à son neveu. Le neveu continuait malgré les menaces de faire la sourde oreille. « Qu’il me flanque la paix, comme je la lui flanque. »
Le 28 janvier à un dîner offert par René à son ami Delange pour sa fête, il y eut les petites Belle et Line. René ne les avait pas revues depuis leur rencontre au cirque. Il les interrogea adroitement sur le rendez-vous avec Varlette. Légèrement surexcitées par le champagne, elles dirent tout avec une impudeur étonnante. Elles avaient trouvé l’architecte à la porte ; il les avait conduites dans un hôtel meublé de la rue de la Boucherie. Pendant quatre heures il avait cherché des plaisirs insensés de lubricité où le ridicule se mêlait à l’ignoble. Assez obéissantes aux désirs du vieil impuissant, elles s’étaient efforcées de ranimer le feu éteint sous la cendre encore un peu chaude de la vieillesse. Elles riaient de raconter le hideux poussah nu comme un ver, allongé entre elles, la tête appuyée sur leurs pieds, passant sa langue avide entre leurs doigts, le long des chevilles, sous la plante, râlant comme un phoque avec des soupirs de joie, des cris d’enfants inarticulés. Il les avait fait revenir plusieurs fois, se livrant presqu’uniquement à son vice préféré, son mode de jouissance aphrodisiaque de ses sens séniles. René sentait ce récit lui mettre un gant de cuir défensif contre ces bourgeois aux saletés cachées, aux passions de pourceaux.
René se rendait souvent rue Prémion, après son déjeuner, car il était sûr d’y rencontrer son ami. A la bonne chaleur de la salamandre nouvellement installée, ils causaient de leurs juvéniles aspirations. Deux amis goûtent d’immenses joies, que ne comprendront jamais les oiseux, à se réciter les fables de leurs âmes en une intimité épurée de femmes. Une fois en montant l’escalier, il rencontra le baron des Valormets. Celui-ci l’arrêta.

  • N’êtes-vous pas monsieur René de Lorcin ?
  • Si, Monsieur !
  • Je crois en effet vous reconnaître, car si vous souvenez je vous ai rencontré chez votre oncle vers le mois de novembre dernier.
    Je me souviens aussi de vous.
  • Je connais parfaitement M. de Lorcin. Nous faisions souvent la partie ensemble. Il y a bien longtemps qu’il ne vous a vu, m’a-t-il dit. Il me semble qu’il y a quelque chose d’urgent à vous apprendre. Ce sont vos affaires ; je n’aurais garde d’être indiscret.
  • René le regarda en face se demandant ce que signifiaient ses paroles.

  • Vous connaissez donc quelqu’un dans la maison ?
  • C’est ici qu’habite mon ami Delange.
  • Ah ! vous allez chez lui ! Un drôle d’individu ! Ce qui me déplait chez ces artistes, c’est la conduite dissipée qu’ils affichent partout. La jeunesse n’est pas de bois, je le sais malheureusement, mais qu’elle se cache. Votre oncle est absolument de mon avis.
  • Vous venez de sa part, on le jurerait !
  • Certes, non, M. de Lorcin lave son linge sale en famille, à moins de circonstances fâcheuses pour qui le veut bien !
  • Monsieur, je vous demande pardon, je suis pressé.
  • Quatre à quatre il se précipita chez le peintre à qui naturellement ii raconta la scène. Charles n’y prit qu’une médiocre attention. Dès que René eut fini son récit, il lui demanda brusquement :

  • La dernière fois que tu as vu mon père, as-tu remarqué sa tristesse préoccupée ?
  • Pourquoi cette question ?
  • Réponds-moi… Il m’a semblé ce matin excessivement drôle, craintif ; ses mains tremblotaient. Il m’a affirmé n’être pas malade. Je crains cependant quelque malheur. Le monde des affaires est changeant et la roue de la fortune s’arrête plus souvent sur les zéros que sur les dix.
  • Je ne veux pas te le cacher. Lolette et moi avons été frappés de son visage au cirque. Questionne-le plus vivement. Essaie de savoir.
  • Charles allait répondre, quand Mme Janny se précipita comme une folle dans l’atelier.

  • J’ai eu tort, monsieur Delange, de vous refuser de poser à vous qui êtes si bon pour moi. Vous me pardonnez, n’est-ce pas, car je suis toute prête maintenant, mais devant vous seul ?
  • Elle s’appuya sur le dos d’un fauteuil et deux grosses larmes coulèrent sur ses joues qui pâlissaient peu à peu.
    Les deux amis l’examinaient interloqués.

  • Qu’avez-vous, ma chère dame, qu’avez-vous à pleurer ? Qu’est-ce qui vous prend ? Que signifie cette offre brusque au milieu de votre douleur ?
  • Acceptez, je vous en prie, c’est de bon coeur. J’ai bien regret de mon refus. Il faut souffrir pour vivre et rester honnête.
  • Mais voyons, expliquez-vous ? Que vous est-il arrivé ?
  • Ah ! s’écria René, se rappelant sa rencontre dans l’escalier, M. des Valormets vous a donc, appris une triste nouvelle ?
  • Je ne peux pas vous dire. Non ! j’ai trop honte. Quelle canaille que cet homme !
  • Elle crispait ses poings et ses dents grinçaient de colère.

  • Vous devez au contraire nous avouer ce qui s’est passé entre le baron et vous. Si ce monsieur doit être puni…
  • Puni, vous voulez rire. Ce sont les Maîtres devant lesquels, nous, les pauvres, nous devons courber la tête. Et ils nous tyrannisent lâchement.
    Voyons soyez franche, que s’est-il passé ?
  • Eh bien voilà ! Chaque semaine le Bureau de bienfaisance m’envoie des bons par M. des Valormets. Il m’a fait un jour une proposition infâme. Je l’ai repoussée poliment pour ne pas perdre mes bons. Depuis ce temps-là, il n’a cessé d’insister, m’offrant le double, le triple de ce qui m’était accordé, puis il menaça de me faire rayer de la liste des pauvres. Je pris le parti d’aller moi-même au Bureau toucher mes bons, on me les refusa. Il le sut et insista davantage, voulut me tenter par de l’argent. Lassée, écœurée, je n’ai pu me maîtriser aujourd’hui, je lui ai craché mon mépris en pleine figure, le jetant à la porte de chez moi. Ses yeux flambaient, j’ai eu peur. Il a juré que je n’aurais plus à compter sur le Bureau. Alors il faut que nous crevions de faim mon mari et moi parce que je ne veux pas coucher avec les distributeurs de bons.
  • Calmez-vous, ma brave dame, lui dit doucement. Delange, vous ne manquerez de rien puisque je suis là. En second lieu mon ami René va s’occuper de votre affaire. Je ne sais s’il obtiendra raison, car tous ces gens-là, ça s’entend comme fripons en foire. Enfin,vous allez me faire le plaisir de ne plus pleurer ce qui me gâte vos jolis yeux, et maintenant que vous êtes mon modèle je tiens à le conserver intact.
  • René se donna une peine bien inutile à courir le reste de la soirée aux guichets des réclamations. Les humbles ont toujours tort. Ils mentent pour le plaisir de mentir et d’insulter les honnêtes gens qu’ils jalousent ? Le bon jeune homme sut d’une façon précise à quoi s’en tenir sur le chapitre de la charité collective et administrative. Ceux qui s’engraissent, ce ne sont pas les clients.
    En rentrant chez lui, il ne trouva pas Lolette, mais sur la table deux petites lettres, l’une rose sentant le trèfle incarnat, l’autre simple, griffonnée au crayon. Machinalement il ouvrit d’abord la plus belle. C’était une invitation de Mme Verdian à un thé pour le surlendemain. L’autre contenait ces mots : « René, adieu… il faut que je m’en aille:.. je t’aime toujours… J’ai nien du chagrin… oh ! les vilains hommes, les méchants qui me séparent de toi… ta Lolette chérie… »
    Il resta silencieux les dents serrées, les yeux pensifs, pendant qu’un frisson de peine lui glaçait les épaules. Il courut chez sa propriétaire :

  • Mme Demeux, avez-vous entendu venir quelqu’un chez moi dans la journée ?
  • Oui, Monsieur, il est venu vers deux heures un grand monsieur gris qui vous a demandé. J’ai répondu que vous étiez absent. Il est parti. Environ une demi-heure après, je l’ai vu revenir avec un autre homme. Ils ont frappé chez vous ; votre amie jour a ouvert
  • Vous les avez entendus causer.
  • J’en étais toute épeurée. Ils criaient parfois d’un ton terrible ; votre amie pleurait. Et cela pendant un bon quart d’heure, puis ils sont partis tous les trois. Elle marchait devant avec un gros paquet pleurant à chaudes larmes. Je n’ai pu m’empêcher de lui demander où elle allait. Alors le dernier venu m’a prié brutalement de m’occuper de mes affaires si je ne voulais pas en voir plus long. Je me suis renfermée chez moi, presque morte d’épouvante.
  • René, pâle comme une haut d’ivoire, ne répondit. rien. Il devinait une manoeuvre violente de son oncle. Une rage froide le faisait trembloter, plissait âprement son front blême. S’il avait pu prévoir l’af¬freuse aventure, il n’aurait pas été perdre des heures précieuses par charité. La bonté devient la balle qu’ils se lancent de raquette en raquette. Son oncle, il allait le troubler dans son repaire, il allait lui demander des comptes face à face sur le champ.
    Il courut. La course le rafraîchit. Il se reposa avant de sonner à la porte du bâtonnier. Sans demander quoi que ce soit, il passa hautainement devant le domestique el pénétra clans le cabinet de travail de l’avocat. En voyant entrer son neveu, M. de Lorcin qui écrivait posa sa plume et attendit tranquillement ce qu’allait lui dire le jeune homme. René ferma la porte derrière lui et debout, très froid :

  • Bonjour, mon oncle, vous m’avez plusieurs fois prié devenir vous parler. Je viens vous faire les ecuses de mon retard et vous demander ce dont il s’agit.
  • Mon Dieu, mon cher ami, j’avais à réprimander ta conduite un peu scandaleuse. Nous étions ici désolés de te voir suivre une voie préjudiciable à ton honneur et au nôtre, malgré les conseils que bous t’avions donnés. Nous sommes seuls, René, je fais abstraction des principes religieux. Puisque tu veux t’amuser, pourquoi ne t’amuses-tu pas en secret ? Pourquoi veux-tu que la ville entière sache que tu as une maîtresse et qu’on nous le jette au nez ironiquement ? Mais c’est de la bêtise de se ridiculiser ainsi, de se coller avec une femme quelconque quand on peut en cueillir des milliers qui fuient aux approches du matin ! Ma situation ne me permet pas d’avoir un neveu du même nom que moi balladant à son bras une catin par les rues de Nantes. D’ailleurs je ne comprends pas que tu n’aies pas eu honte d’abaisser ton nom aux yeux de tous les passants. Et ceux qui sont venus me le dire, des bourgeois fiers d’avilir notre race, de se montrer plus hauts parce que plus corrects. Ils riaient ; leurs rires cruels me faisaient mal. A mon âge, j’ai reçu, depuis un mois, trop de soufflets et trop de hontes !
  • René baissait la tête ; des larmes de colère honteuse mouillaient ses yeux. Il ne s’attendait pas à ce genre de reproches. Les paroles de son oncle touchaient juste. Le sang de ses veines avait le bleu du sang des Lorcin, le bleu de la noblesse orgueilleuse. Il avait été ridicule parce qu’il avait aimé. S’il avait été le chercheur de plaisirs grossiers, il serait resté le parfait gentilhomme. Et pourquoi la brute doit-elle annoblir l’homme, et l’amour l’avilir ?

  • Tu as peut-être cru l’aimer, continua M. de Lorcin, en es-tu bien sûr ? Je suis convaincu du contraire. L’amour n’est pas cet attrait rapide d’une chair facile à posséder et dont le charme n’a pas eu le temps de s’épuiser. Echafauder l’amour sur de la volupté, c’est bâtir avec des bulles de savon. Lorsqu’on a sucé le fruit jusqu’à la peau, on croque celle ci avec moins d’appétit, le reste, on le jette dégoûté.
  • Et si je veux goûter ce fruit jusqu’à la peau pour rejeter les déchets dans la paix de mon verger, de quel droit les passants viennent-ils lancer des pierres par dessus la haie ?
  • Du droit qu’ont les jaloux de se venger de leurs rancunes mesquines. Très beau de vouloir réformer la société, mais auparavant courbons-nous à ses lois si despotiques et gênantes soient-elles
  • Alors, qui montrera l’exemple de la future réformation ?
  • Ceux qui voudront pourvu que ce ne soit pas toi.
  • Pourquoi pas moi ?
  • Parce que tu ne t’appartiens pas uniquement à toi, mais à une race honorable dont il reste des descendants du même taux.
  • Et si c’était justement la raison de marcher en éclaireur dans cette nouvelle voie, guidé par la colonne lumineuse d’un nom immense. Si je le voulais parce qu’au-dessus des imbéciles qui m’insultent j’ai le mépris de les sentir mordre au talon, de les voir s’abaisser à leur tour en des replis de vipères, Si, parce que je puis les délier du sommet d’un orgueil auquel ils ne parviendront jamais.
  • Je t’empêcherais de faire une folie inutile !
  • Comme vous l’avez déjà fait ?
  • Comme je l’ai déjà fait.
  • Sournoisement, cruellement, sans vous soucier des larmes, des chagrins, des heures sans sommeils, de la tristesse des brusques séparations. Briser du bonheur avec autant d’indifférence qu’un crayon de deux sous, parce que l’orgueil, — la vanité plutôt — est froissé d’écouter bénévolement ces serfs du qu’en-dira-t-on !
  • Parce qu’il faut couper le mal dans les racines.
  • Qu’en avez-vous fait de ma Lolette aimée ? Quelle puissance draconienne avez-vous encore au vingtième siècle, qu’il vous suffise de parler pour que l’on sépare les amants en une seconde ?
  • Aucune puissance, seulement des droits pour modérer les têtes folles.
  • Vous appelez folie la sincère chanson d’amour, le duo des rires côte à côte, l’attachement juvénile des coeurs qui s’apprennent la vie mystérieuse ! Folie, les heures de bonheur parfait, du seul bonheur où le mensonge ne met pas ses doigts velus ! Folie, le charme de la jeunesse qui se penche en flots limpides de voluptés ! Folie, l’oubli des mesquineries du monde, l’indifférence des méchancetés d’autrui ! … Folie, si vous voulez, mais folie que vous devriez saluer au passage et non tacher de boue ou de sang.
  • Tes expressions me sont la preuve qu’il n’était que temps d’agir brusquement.
  • Avec des façons de valets, des précautions de bandits louches de romans.
  • Mon neveu, tu t’oublies à m’insulter !
  • Dites-moi où est mon amie ?
  • Pour que tu ailles la chercher…. cela m’aurait bien peu servi de l’avoir fait partir.
  • Je ne resterais pas à Nantes. Je ne vous gênerais plus, car c’est uniquement votre orgueil qui est en jeu.
  • Un orgueil qui est le tien et qui sera le même à cent lieues. Inutile d’insister davantage.
  • C’est dit. Vous êtes le plus fort aujourd’hui. Il ne me reste plus qu’à me venger en attendant que des gens plus éclairés suppriment ces droits exorbitants qui n’ont d’autre source nécessaire que égoïsme. Plus d’amour, plus de maîtresses. Ou prendra l’autre route, celle qui vous gène le moins dites vous, mais sur cette route il y a des pierres, et ces pierres seront pour vous. Vous me faites souffrir en mon corps et en mon âme, je vous le revaudrai au centuple. Je sais où est l’angle sensible, je chercherai qui l’écornera le mieux. Nous sommes de même race, têtus et volontaires. Merci de me l’avoir réappris. Je ne l’oublierai plus. Le mal pour le mal, chacun selon sa force, belle devise de conduite haineuse et vindicative que l’on apprend à votre école. Aurez-vous le courage de vous en prendre directement à moi au lieu d’attaquer une petite fille ?
  • As-tu fini bientôt ?
  • Un mot encore. Je ne dépends pas de vous. Si je n’ai pas su protéger mon bien contre les détrousseurs de l’ombre, je me tiendrai sur mes gardes pour me défendre. D’homme à homme, sang contre sang, il n’est pas bien sûr que vous ayez la victoire malgré votre puissance, votre fortune et vos adulateurs. Vous ne représentez ni mon père, ni ma mère, vous n’êtes plus pour moi que la race d’à côté. Je la respecte avec défiance.
  • Va-t-en, tu deviens grossier !
  • Au revoir, mon oncle, vous présenterez mes ramages respectueux à ma tante.
  • Quand la porte se fut refermée sur les pas de son neveu, M. de Lorcin cassa d’un coup sec son coupe-papier d’ivoire et ses doigts osseux en émiettèrent les restes sur le tapis.

    Rentré chez lui, René s’empressa d’accepter l’invitation de Mme Verdian.

  • Autant commencer par celle-là puisqu’elle y tient, pensait-il.
  • Charles auquel il conta son aventure, lui donna des conseils stoïciens.

  • Vois-tu, Charles, elle serait partie de son plein gré, je n’aurais pas fait un pas pour courir après elle. J’aurais bêtement pleuré au coin du foyer désert. Mais savoir qu’ils me l’ont enlevée, çà m’enrage au point que j’en oublie mon chagrin.
  • Allons, mon pauvre René, prenons notre si¬tuation avec une sage tranquillité. Il y a quelques jours nous étions mariés, aujourd’hui nous sommes veufs comme le jour de ton arrivée à Nantes. Est-ce un malheur ? Nous n’en savons rien ! Ce qui arrive doit être une nécessité contre laquelle nous serions bien fats de réagir. A quoi bon ? Cailloux légers des bas-fonds de la vie, les vagues des événements nous arrondissent le caractère. Rire et souffrir, tout est là, parfois l’apothéose d’une conscience indécise. Berthe, Lolette deux fleurs écloses sur le parterre de nos jardins, fleurs cueillies, humées, fleurs perdues dont le souvenir se dissipera comme leur parfum tendre de femmes aimées. Incidents de notre existence, chausse-trappes au long de la route, passé d’hier déjà trop loin. Ne regarder jamais derrière soi, agir le présent, contempler fièrement l’avenir, indifférents aux lambeaux de nos vêtements accrochés dans les haies !
  • René se promenait les bras croisés au travers de l’atelier ; son air sombre contrastait avec le calme de l’ami qui le haranguait du fond d’un fauteuil voltaire.

  • René, tu ne m’écoutes pas.
  • Je te dis que ce sont des canailles !
  • Soit. Ton âme fière devrait-elle s’attarder à des niaiseries ?
  • Des niaiseries ! Tu es fou ! Des niaiseries, ce droit de me voler ma maîtresse !
  • Niais ton emportement !
  • Que veux-tu donc que je fasse : pleurer comme un sot ou leur tordre le cou ?
  • Ni l’un, ni l’autre. Prendre la fortune comme elle vient et te rappeler qu’au-dessus des vicissitudes de nos vies, il y a notre amitié qui vaut plus de cent haines, plus de cent amours.
  • René fut touché. Il s’apaisa.

  • Merci, mon vieux, nous ne nous quitterons plus. Aucune femme ne viendra rompre notre fraternité de son ostracisme tenace.
  • Chez Mme Verdian le thé servi aux reflets d’un salon vert et or, René retrouva d’anciennes connais¬sances : Varlette qu’il affecta beaucoup de connaître et, qu’il terrifia de ses sous-entendus indiscrets, le baron des Valormets auquel il confia que le pire de l’honnêteté était de satisfaire un vice avec de moyens vertueux, le beau Gachard qu’il complimenta sur l’odeur nouvelle de son mouchoir, il entoura publiquement l’hôtesse de ses soins empressés et ultra-galants, afin de faire jaser la société sur de futures relations. Mme Verdian, charmée, congédia définitivement le jeune Gachard en une courte scène derrière un paravent. Au bout d’une heure, René, maître de la place, blagua les moeurs inquiètes de la ville.

  • L’amour est le premier devoir de l’homme. Sans l’acte d’amour que serions-nous ? Des bonbons de néant ! Des bonbons que l’on goûte à deux entre la mousseline des caresses. Et c’est l’acte le plus sacrifié. On en rougit, on le cache, ou l’ensevelit dans la lourdeur de l’ombre comme une jolie fillette sous d’affreuses capelines moires. Si parmi vous, mesdames, j’avais une maîtresse ou une femme qui me désirerait, oserait-elle ici-même se mettre nue et se coucher sur le tapis ? Si je la prenais devant vous, y en a-t-il une seule qui resterait calme et respectueuse ? Ne deviendriez-vous pas un troupeau hostile d’enfiellées semant partent la grande nouvelle de la contaminée sur la porte de laquelle vous inscririez le signe du lépreux. Chose étrange, l’amour, ce bêlement exquis de la douceur, enfanterait la haine, ou plutôt l’ennui de ne pouvoir suivre la même voie, sans que le voisin agisse comme vous agiriez aujourd’hui. L’amour n’a qu’un ennemi unique, un ennemi qui vaut la plus formidable des armées hostiles, l’envie. Souvenez-vous de la parole de Renan : « Si l’humanité n’avait plus qu’une heure et qu’elle en fût avertie, elle se transformerait en un immense troupeau de bêtes à deux dos.
  • Lon se récriait. L’on discutait. C’était un beau débat de femmes prudes qui savaient depuis longtemps à quoi s’en tenir sur la vertu forcée de leurs amies. Varlette s’agitant trop vertement contre René reçut le coup de fouet suivant, qui lui cala la langue le reste de la soirée : Monsieur Varlette, notez qu’il s’agit de l’acte naturel de l’amour et non de certains procédés grotesques qui le disqualifient. Puis René allégrement voulut clore la discussion par un toast malin :

  • Le plus sage d’entre nous, c’est M. le baron de Valormets. Son silence cependant n’est pas charitable. Sa longue carrière aurait pu nous fournir bien des arguments pour ou contre. Vous êtes avare de paroles, M. le baron, à une époque où l’on fait marché de tout, même de la charité. Un toast à M. des Valormets, sans rancune.
  • Celui-ci n’osa pas se fâcher devant le regard cruellement moqueur du jeune homme. Il avait compris.

    Cette nuit, alors que Mme Verdian se pâmait entre ses bras, René songea avec délices que ses gestes audacieux dans le salon envers sa nouvelle maîtresse avaient été épiés, que ses paroles railleuses allaient donner du coeur et de la langue aux bavardes, et que le remplacement du beau Gachard ferait boule de neige jusqu’au boulevard Delorme.

    Ludovic Garnica de la Cruz. Nantes la brume. 1905. Numérisation Odile Halbert, 2008 – Reproduction interdite.

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