LA SÈVRE NANTAISE – Emile Péhant, Jeanne de Belleville, CHANSON DE GESTE En plusieurs poèmes distincts, 1868

Cette chanson de geste, long, très long poème à la gloire d’Olivier de Clisson et sa femme Jeanne de Bellevile, écrit par Emile Péhant, est numérisé sur GALLICA, et j’ai seulement remis en forme le texte après avoir corrigé les quelques erreurs de texte de la machine. J’ai l’intention de vous remettre d’autres passages, tant c’est beau ! Ce jour je vous mets la Sèvre Nantaise…

TOME II
QUATRIÈME PARTIE

LE SERMENT.

  • I. LA SÈVRE NANTAISE.

Oui durant les longs jours de la saison brûlante,
Où le corps allangui traîne une âme indolente ;
Quand le rayon moins vif du soleil qui descend
Laisse enfin votre souffle attiédir votre sang ;
Quand le vent endormi se réveille et se lève ;
Quand l’esprit qui se calme à ses soucis fait trêve :
Oui, c’est plus qu’un plaisir, c’est une volupté
D’être par un bateau mollement emporté
A travers la fraîcheur d’une eau limpide et lisse,
Qui devant votre proue en angle aigu se plisse,
Ou vous suit en chantant, moins rapide que vous.
Comme tout prend alors des tons charmants et doux !
Ici, les longs carex courbés par le sillage ;
Là, le clocher qui pointe au-dessus du feuillage ;
Ici, les saules creux penchant leur front sur l’eau ;
Là-bas, le bourg qui grimpe aux rampes du coteau ;
Et le toit isolé qui blanchit et qui fume ;
Et l’horizon lointain déjà voilé de brume ;
Et, dans le fond du ciel, ce grand soleil en feu
Qui se couche dans l’or, sous un riche dais bleu !
Sur ces enchantements étendez le silence,
Votre cœur enivré prie et vers Dieu s’élance.

Mais si toute rivière offre à l’œil ces tableaux,
Qui, dépeints mille fois, semblent toujours nouveaux,
Comme leur charme augmente et parle mieux à l’âme,
Lorsque ces fraîches eaux que vous ouvre la rame,
Au lieu de serpenter aux bords plats d’un marais,
Longent de hauts coteaux chargés de bois épais !
A chaque tournant brille une grâce nouvelle,
Et la dernière vue est encor la plus belle.

Telle est la Sèvre ; aussi quiconque a vu son cours
L’admire autant que l’Erdre et s’en souvient toujours.
Avec leur frais silence, avec leurs eaux dormantes,
L’Erdre et la Sèvre sont comme deux sœurs charmantes
Entre qui l’œil hésite ; et pourtant je sais bien
Qui, moi, je choisirais… Mais chut ! n’en disons rien.

Le bateau qui portait Jeanne de Belleville
Depuis longtemps déjà glissait sur l’eau tranquille.
Grâce à ses trois rameurs, trois robustes lurons,
Dont un tenait la barre et deux les avirons ?
Il avait, près du bourg, pu franchir, sans encombre,
Les défilés formés par des rochers sans nombre,
Qu’un souffle de tempête arracha du coteau
Et qui sur leurs flancs bruns faisaient écumer l’eau.
Laissant bien loin là-bas la cascade qui gronde,
On nage maintenant dans une eau très-profonde,
Mais dont le lit parfois se resserre à ce point
Que des bords opposés chaque arbre se rejoint.
Si longtemps qu’un bas-fond ou des passes étroites
Offrirent des dangers pour des mains maladroites,
Olivier, attentif à l’écueil évité,
Admira les rameurs et leur dextérité ;
D’un regard curieux suivant chaque manœuvre,
Il voulut bien souvent mettre la main à l’œuvre,
Et les marins , joyeux des efforts de l’enfant,
Qui, si l’esquif passait, souriait triomphant,
Battirent des deux mains, quand sa gaffe rapide
Ecarta, d’un coup sûr, une roche perfide.
Pendant ce temps, Herblain et Jeanne, assis tous deux,
Repaissaient leur douleur de souvenirs hideux,
Regardant sans rien voir, dans un morne silence.
Mais quand loin des bas-fonds la barque enfin s’élance
Et, laissant à la rame entière liberté,
Sur un large courant glisse en sécurité,
Le bouillant Olivier, qui ne sait plus que faire,
En franchissant les bancs, s’approche de sa mère :
– « Je suis peu curieux et vous le savez bien,
Car de tous vos secrets vous ne me livrez rien ;
Mais je n’en garde pas une âme plus chagrine :
Ce qu’on veut me cacher, mon esprit le devine.
Vous ne m’avez point dit quelle grave raison
Nous fait, quand on y danse, abandonner Clisson ;
Eh bien , mère, avec vous je parie, et, pour gage,
J’offre ces verts lauriers conquis par mon courage,
Que vers Nantes, tous trois, si nous voguons ce soir,
C’est qu’enfin s’accomplit votre plus doux espoir. »

Jeanne à ce mot d’espoir frémit ; son cœur qui souffre
Revoit, sous cet éclair, les profondeurs du gouffre
Où tout ce qu’elle aimait, hélas ! s’est abîmé
Attirant dans ses bras cet enfant bien-aimé
Qui creuse à son insu sa cruelle blessure :
-« Ce soir tu sauras tout, cher fils, je te le jure ;
Mais, si tu ne veux pas me déchirer le cœur,
Oh ! ne me parle plus d’espoir ni de bonheur. »

-« Je ne sais pas pourquoi vous m’en faites mystère :
Si vous quittez Clisson, où l’on fête mon père,
C’est qu’il est de retour, pour moi c’est évident,
Et qu’avec notre duc à Nante il nous attend…
Il pourra m’embrasser sans trop courber sa taille,
Car j’ai grandi beaucoup… A défaut de bataille,
Il me racontera ses hauts faits au tournoi…
Crois-tu qu’il ait les prix que lui donna le Roi ?…
Ma mère, qu’avez-vous ? votre joue est bien pâle ! »

« Eh ! ne voyez-vous pas que votre mère râle ? »
S’écrie Herblain, debout et presque impérieux.

« Oh ! ce n’est rien, dit Jeanne, et je suis déjà mieux, »
Poignante est la douleur : si Jeanne la surmonte,
Ce n’est qu’à grands efforts que son âme se dompte ;
Cherchant donc un prétexte au hasard pour souffrir :
« O le cruel enfant, qui me fera mourir ! »
Dit-elle, en retenant Olivier, qui se penche
Pour cueillir au passage une large fleur blanche ;
Et, pouvant soulager enfin son cœur trop plein,
Jeanne pleure à son aise, en regardant Herblain.

Son fils lui saute au cou, l’embrasse et la rassure :
« Le péril n’était pas bien grand , je te le jure ;
Mais je sais qu’une femme est prompte à s’effrayer.
Allons, ne pleure plus : je m’en vais essayer
D’être, puisque d’un rien tu te fais un fantôme,
Tranquille comme un ange… ou mon frère Guillaume,
Qui, depuis le départ, dort là d’un si bon cœur. »

Et, donnant, en passant, un baiser au dormeur,
Olivier va s’asseoir, soufflant une fanfare,
A côté du marin dont la main tient la barre :
« Beau marinier, dit-il, puisqu’il faut rester coi,
Si tu sais quelque histoire, eh bien, conte-la moi. »