Ludovic Garnica de la Cruz. Nantes la brume. 1905. Numérisation Odile Halbert, 2008 – Reproduction interdite.
Les invités offrirent le bras aux dames pour passer. Les épaules nues coulaient des rivières incarnats entre les velours et les satins des robes. Les groupes se formaient. Le feu brillait dans la cheminée son souffle fauve.
L’avoué Dosmun, trente-cinq ans, chuchotait une courbette à l’ombre de la jolie Mme Ernaud. Le mari calme, ventre en pointe, cheveux gris, gesticulait devant Varlette, l’architecte.
A gauche de la cheminée l’abbé Doreux, coquet, migon, galantait avec les dames.
René entendit. Il sourit devant la moiteur épicée de la vaillante « vertu de Lysistrata. »
Le beau Gachard, raie cirée, bagues aux doigts, sentant l’ambrosa, — parfum nantais à la mode — aggrippa le bras de René
L’autre le laissa désappointé.
Au fumoir il salua M. Delange — bonne figure sympathique — en pleine manille avec le baron des Valormets et deux conseillers municipaux. Des Valormets, vieux garçon poivre et sel. A quoi pense-t-il sous ses sourcils épais ? Mystère ! Abonné de l’Autorité, ambitieux, désirerait être conseiller général.
M. de Lorcin appelait René.
Il désignait du doigt un homme maigre, la barbe en côtelettes, fort occupé à tricher son adversaire le notaire Séniland, rouge comme une écrevisse, les lèvres lippues et sensuelles, le crâne simili-dos de casserole fraîchement étamée.
Un journaliste grêle, figure de fouine, se joignit au groupe. Habitude de se glisser par les fentes les plus étroites.
Un silence. Le journaliste pinçait les lèvres dépit. Le colonel frisait sa moustache. Le bâtonnier semblait mécontent.
Une dispute violente s’éleva. Le ton aigre devint, acide, pimenté. L’un argua de son titre de membre du tribunal, l’autre de sa situation à l’abri de tout soupçon. Le colonel voulut trancher la question. Il reçut comme un obus le légendaire : Cedant arma toquaoe. Grand émoi !… Une heure après les deux compères réconciliés se gorgaient de petits fours qu’ils trempaient dans du thé. Ces gens-là, mêmes races, se disputent, se battent pour la frime. Une vieille complicité née dans les grimoires, alimentée du suc des malheureux qu’ils rançonnent à travers le maquis des codes et des formules.
Des éclats de rires. Un novice brun débitait un monologue drôlatique. Très fier de son succès, les demoiselles le prisaient fort, et puis, une aventure qui peut se raconter entre jeunes filles l’avait — par ses soins — rendu intéressant. Il aurait aimé, ou plutôt, une actrice ravissante l’aurait aimé ; ils se serait égaré une ou deux fois sur une place publique, et de méchantes langues – il y en a partout – l’auraient trahi. Son père serait arrivé par l’express, aurait surpris des lettres enflammées qu’il aurait à son tour enflammées, mis en branle les fermoirs ordinaires de ces genres d’histoires. « Mon seul péché de jeunesse, disait-il en riant. N’est-il pas facile de m’en excuser ? » Çà faisait songer ces demoiselles à de roses polissonneries autorisées. Le vicomte de la Revrollière gâtait tout de son cynisme.
Une dame accompagna son mari : le grand air de Faust. Une autre offrit un poème de sa composition. Sans se lever, fixant les yeux sur le néant.
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Poème d’hiver !
O les mignons oiseaux gelés dans les venelles !
Pourquoi ne plus chanter ? tendez pour moi vos ailes !
………………
On s’exclama ! Oh ! Quel talent ! ma chère, j’en pleurais ! Madame, mille compliments ! Délicieux ! Exquis ! Quelle mélodie !…
M. de Lorcin vaniteux :
René n’avait pu s’empêcher de sourire discrètement pendant le Poème d’hiver. Il refusa. Nul ne saisirait son originalité poétique ; ses auditeurs bourgeois auraient des nausées de stupéfactions. Il ne prostituerait pas ses efforts. On insistait ; on se récriait. D’aucuns semblaient le narguer. Marans paonnait, blaguant la frousse, l’insuffisance. Lassé. René céda avec un mauvais rire. Imitant le geste de Baudelaire, il s’appuya le bras à la cheminée, et de la même voix du poète des Fleurs du Mal à crier La Charogne, il laissa tomber sec : Le Chemineau. L’effet fut le même. Les bourgeois sont toujours identiques à travers le temps et les espaces, des bornes kilométriques.
René récitait âprement la violente satyre du misérable sans gîte, ni caresse, pouilleux, chassieux, dont
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Le vent, salait les croûtes de poussières
et sur qui
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L’ombre des feuillages pleuvaient des sueurs de soleil.
Un silence profond, indécis ; les visages grimaçaient. Quelque chose d’inattendu qui leur secouait la peau.
« Juif-errant du mépris le chemineau allait d’un bout du monde à l’autre. L’eau claire des fontaines
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En sa main courbée devenait, pourriture
Et délayait le pus de ses gerçures. »
Les auditeurs broyaient leur souffle ; un malaise gênait leur respiration. René satisfait de l’impression d’ébahir ces imbéciles qui quêtaient des vers comme on quête des gros sous, termina de plus en plus ironique.
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« Un passant cassa la jambe la moins torse du pauvre chemineau. ll se traîna sur un monceau de fu¬mier souffrir en paix. La nuit venue un chien l’attaquait. La lutte fut terrible dans le silence des campagnes. Le chien déchiqueta ses maigres chairs ; les os broyés se mêlèrent à la paille et le sang s’anhila dans le purin. Mais le chien creva empoisonné avec un long râle d’agonie et ce fut l’oraison funèbre du chemineau.
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Son glas : des vomissements laborieux,
Vidant son âme à la porte des cieux. »
Le salon claqua des mains par politesse ; il semblait fauché d’un froid cyclone. Les uns pensèrent : un fous, les autres : un original, d’autres : un dangereux. La dame aux oiseaux gelés se crut dans l’obligation de quelques félicitations embarrassées.
Mme de Lorcin navrée s’écria :
Elle laissa tomber son mouchoir.
Puis plus haut :
Gachard rageait. Si cette folle l’abandonnait pour ce René, qui paierait ses dettes ?
Mme Verdian préluda d’un doigté léger et sûr. Son brillant morceau dissipa les troubles des esprits. René ne se sentit plus seul dans le vaste salon où les notes rossignolaient.
La soirée continua de plus en plus animée. Les plateaux chargés de friandises circulèrent. Les flirts discrets se savouraient derrière les éventails et les écrans. L’avoué Dosmun caressa les épaules de Mme Ernaud. Marans tira de son sac des aventures imaginaires.
L’avocat imberbe, gazette des potins, apprit en secret que Bambert le bijoutier en pinçait pour la jeune femme du juge Béthenie. Mme Verdian accaparait René de ses sourires et de ses regards caressants. Vexé, Gachard les regardait du coin de l’œil. L’abbé Doreux allongeait ses pieds au ras du feu riant et blaguant avec le cercle de ses admiratrices.
Naturellement on jasa du Pont-Transbordeur. Les premiers pylônes étaient très avancés, là-bas, sur la Fosse. Tout Nantes le regardait grandir peu à peu, pousser son squelette troué vers le ciel. Les journaux en chronique locale avaient sur lui une tartine quotidienne. Aux devantures des libraires et des buralistes, on ne voyait presque plus que son portrait. Les éditeurs se disputaient la nouveauté des premiers pas. Et l’on parlait des cartes postales. C’était la mode. Une fureur insensée pour ces bouts de papier, ces brins d’images.
Au fumoir les groupes discutaient sur la conduite à tenir pour les prochaines élections législatives.
Minuit sonnait à la pendule. Déjà.! La brouhaha du départ s’accélérait de-ci, de-là.
M. de Lorcin arrêta son neveu au passage.
Mme Verdian ôta la réponse aux lèvres de René.
René aida la jolie veuve à s’enfouir dans les poils duvetés. Sa main frôla la gorge chaude. Elle lui sourit de ses dents claires. Bientôt elle fut pelotonnée dans sa voiture. René lui baisa la main.
Gaschard s’avança furieux.
Ses yeux flambaient dune colère mal contenue.
René comprit. Et, tandis que la voiture fuyait sous les arbres du boulevard, il lui confia légèrement moqueur.
L’autre blémit, leva la main. Mais René lui tourna le dos et s’en alla dans le rire flottant de la lune, cire coulée parmi la nappe nocturne.
Ludovic Garnica de la Cruz. Nantes la brume. 1905. Numérisation Odile Halbert, 2008 – Reproduction interdite.
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