NANTES LA BRUME, Ludovic GARNICA de la Cruz, chapitre XVII Fuséïdes, première partie

Ludovic Garnica de la Cruz. Nantes la brume. 1905. Numérisation Odile Halbert, 2008 – Reproduction interdite.

  • Chapitre XVII
  • Fuséïdes
  • Par les chaudes ondées de soleils, ils allaient en canot sur la rivière. Elle tenait la barre, abritée sous une large chapeau de paille et elle était souverainement joyeuse de chanter ou de plonger ses doigts dans l’eau. L’esquif glissait avec le silence d’une hirondelle qui rase le sol. Les rives décolletées laissaient entrevoir leurs reins verts gonflés des fécondations de l’été. Aux flancs, les villas rivalisant de grâce et de coquetterie formaient les agrafes et les joyaux de leurs ceintures. Le cours sinueux de l’Erdre ouvrait des criques où se penchaient rêveurs les arbres engourdis, frôlait des promontoirs à pic, séjour d’un fouillis d’herbes et de fleurs, s’attardait alentour des meules de roseaux bruissant sans cesse comme un camp de sauterelles.
    Sur la semaine, rares étaient les importuns à leur tête à tête. A peine quelques barques d’étudiants fuyaient aux chocs vigoureux des rames, quelques pêcheurs tenaces s’obstinaient dans un coin, quelqes gros chalands chargés de pierres descendaient de Nort, halés par un remorqueur bruyant, ou vides, remontaient, la voile carrée emplie de vent. Aux environs de Sucé, ils choisissaient un gentil endroit bien calme où ils débarquaient. Tandis que la barque s’ensommeillait, les naseaux accrochés par une corde à un arbre voisin, ils erraient visiter les lieux la main dans la main. Leux chois, c’était toujours la pleine campagne s’étendant à l’infini, de l’herbe épaisse, au-dessus, des ombrelles de feuillages. Après avoir erré, cueilli des fleurs dont elle avait garni son corsage et ses cheveux, aussi sa boutonnière à lui, ils collationnaient de friandises et de baisers.
    Une promenade en canot, un lieu très à l’écart des curieux, une solitude entre deux êtres qui s’aiment, assaisonnés d’une molle chaleur, troublent bien des têtes, épanouissent bien des coeurs. Voici que monsieur l’Amour fait sa cueillette de fleurs vivantes. Les cheveux dénoués auront des brins d’herbe en prison, les jupes seront froissées. Pourquoi ce chapeau erre-t-il à l’anventure, ce soleil grivois s’excite-t-il sur les faveurs roses d’un pantalon épars ? Ah ! les tendres caresses sous le voûte libre du ciel bleu, joindre sa chanson d’amour à celle de la nature qui ne cesse jamais de s’aimer ! Les soupirs s’en vont emportés par le vent vers l’urne des cantiques sacrés. Mi-devêtue, Jeanne est si jolie dans son bain de verdure, qu’il s’affole de ses seins blancs luisant au soleil leur nacre et leurs boutons de rose.
    A ceuillir des fleurs dans les prés, à entendre les oiseaux chanter, Jeanne aima follement les fleurs et le chant des oiseaux. Elle en voulut dans leur jardin. Bientôt leur pelouse balança au vent un chevelure d’épingles d’or, de peignes blancs ; des volières installées alentour.

    Le dimanche, elle allait faire son choix sur la place du Bouffay. Les marchands d’oiseaux y avaient installé leurs cages dont les habitants remuaient, si vifs qu’on aurait dit les barreaux danser. Au milieu du chant des captifs, elle discutait ses préférences. Et les pigeons jaloux qui se battaient comme des députés, le gros ara vert qui dormait le cou dans les épaules, les tourterelles qui récitaient leurs litanies de nonnes éplotées, les serins papillonant leurs ailes jaunes et leurs gorgerins et… d’autres encore. C’était un coin de l’arche de Noé, le domicile d’où partaient l’ingrat corbeau et la timide colombe.
    Ensuite on se rendait par la rue d’Orléans sur la place de la Bourse où s’étalait dans un flot de chartés parfumées le marché aux fleurs. En route, on s’était attardé chez quelque pâtissier. Jeanne avait croqué plusieurs éclairs, barbouillé ses lèvres de crème. Ainsi, toute joyeuse, elle emplissait ses yeux d’une extase en flore, le long des boutiques de fleuristes, habillées de blanc comme une table ornée pour d’extrêmes onctions. Son âme s’égarait dans l’amoncellement des bouquets. La marchande en coiffe, les jupes troussées, les mains rougeaudes, l’incitait à respirer le poison de ses cassolettes « mises par le bon Dieu pour encenser la terre et les dames ». Son corsage garni, elle se suspendait au bras de son ami, plus tendre, plus coquetteuse. Ils évoluaient encore parmi les plantes rares emprisonnées dans de vulgaires pots. René ne pouvait s’empêcher de sourire en l’entendant marchander. Tenace, elle n’abandonnait jamais la proie convoitée avant une discussion terrible. Elle se proclamait victorieuse lorsqu’elle avait fait rabattre quelques sous.
    Jeanne épanouissait ses toilettes resplendissantes, orgueilleuse d’être plus belle que les autres promeneuses. Les heures que l’amour n’employait pas étaient, la plupart du temps, consacrées à l’apprêt de toilettes nouvelles, de coiffures curieuses, de chapeaux merveilleurs. René cédait à ses caprices. Il aimait la voir briller comme une chapelle toujours en fête ; il aimait l’entendre froufrouter près de lui, sentir la moire craquer sous ses doigts quand il la caressait sur ses genoux, connaître de nouveaux parfums en baisant son cou mutin ou sa nuque frisonnante.
    Ils s’éloignaient de la place de la Bourse laissant le soleil encenser les parasols géants et la statue de Villebois-Mareuil émergeant d’une touffe luxurieuse d’hommages comme serait un bouddha fêté en une pagode dont la voûte est bleue et le sole, l’écume de la marée des fleurs universelles.
    Ils prenaient quelquefois le bateau de Tretemoult. Ils déjeunaient à la terrasse d’un café, avec devant eux, la Loire sillonnée de barques. Ils fuyaient ensuite sur les berges du fleuve par les sentiers étroits, au travers des prairies chevelues, buvaient du cidre sur des tables moussues d’auberges champêtres. Parfois aussi, excités par la chaleur et les baisers, ils se laissèrent disparaître dans l’herbe haute et s’aimèrent librement sous les rideaux célestes.

    Sur le bateau-mouche, Jeanne rencontra une amie de pension qu’elle n’avait pas revue depuis longtemps. Elles se dirent bonjour amicalement.

  • Tu es avec ton mari ? demanda l’amie subitement
  • Surprise de cette question inattendue, Jeanne Rougit.

  • Oui, hésita-t-elle.
  • L’autre ne fut pas dupe de ce mensonge et reprit d’un ton plus froid où perçait le dédain.

  • Ah ! … moi, je suis mariée depuis trois ans avec un brave employé… au revoir… Je crois qu’il m’apelle.
  • Jeanne pinça les lèvres de dépit. Elle resta appuyée sur le bord du bateau. René la rejoignit. Elle le brusqua pour la première fois alors que des larmes silencieuses emprisonnaient ses yeux.
    René ne comprenant rien à cette mauvaise humeur, attendit pour l’interroger d’être avec elle dans leur chambre.

  • Pourquoi pleurait-tu ?
  • Je ne pleurais pas, c’est le vent, un grain de poussière.
  • Et ton mutisme, et ton humeur massacrante, était-ce aussi le vent, un grain de poussière ?
  • Tu m’embêtes ! C’est de ta faute si j’ai du chagrin.
  • Voilà qui est bizarre. Tu n’as fait que rire toute la journée. Je ne t’ai même pas contrariée et soudain tu me boudes.
  • On m’a insultée à cause de toi.
  • Où… qui… sur le bateau… ton amie de pension… Pourquoi ?
  • Parce que je suis ta maîtresse… là !
  • Il fallait ne pas lui dire si tu en as honte. Ce n’est pas inscrit sur ton visage.
  • Elle m’a demandé si j’étais mariée… J’ai hésité… Elle m’a tourné le dos.
  • Jeanne se mit à sangloter comme une enfant.

  • Voyons, ma petite chérie, console-toi. Ce te sera une leçon pour ne plus parler à des amies qui n’en sont pas.
  • Alors il faudra que je sois une ours, que je me tienne à l’écart comme une criminelle, qu’on me fasse honte impunément. Je ne sortirai plus d’ici. Je me cacherai du matin au soir. Que je suis malheureuse !
  • En voilà une scène ridicule pour si peu de chose
  • Comment si peu de chose de m’insulter !… Tu ne m’aimes pas !
  • Quelle folie ! Couchons-nous, la nuit te calmera.
  • Ils se couchèrent en silence. Au lit, comme d’habitude, René enlaça son amie désireux de son corps tiède qu’il sentait à travers la chemise. Elle mit sa tête sur son épaule pendant qu’il s’attardait aux préliminaires de l’amour.

  • René, tu m’aimes bien ?
  • Oui, ma chérie.
  • Beaucoup.
  • Beaucoup.
  • Tu m’aimeras toujours ?
  • Toujours.
  • Tu ne me quitteras jamais ? Nous serons toute notre vie ensemble ?
  • Oui, mon aimée.
  • Alors, pourquoi ne m’épouserais-tu-pas ?
  • Tu y songes encore… Vien m’aimer. Le reste importe peu.
  • Réponds-moi ?
  • Nous avons le temps… c’est l’heure de l’amour.
  • Je veux que tu me dises oui ou non ?
  • N’es-tu pas heureuse maintenant ?… Je ne te refuse rien !
  • Je ne veux plus qu’on m’insulte ? Quand je serai ta femme, ils courberont la tête !
  • Orgueilleuse !
  • Je vois que tu ne veux pas puisque tu évites de me répondre.
  • Je t’aime, ma petite Jeanne
  • Non ! Laisse-moi !
  • Méchante qui va bouder !
  • Fiche-moi la paix !
  • Jeanne !
  • Zut !
  • Viens m’embrasser !
  • Zut.. zut… zut… zut.
  • Ils se tournèrent le dos. Le lit dont les ressorts avaient chanté quotidiennement les « nuictées » d’amour s’ennuya comme celui des ménages… prudes ou prudents.
    Ils se boudaient encore un peu lorsq’uarriva la Fête appelée Nationale.
    Au matin du 14 juillet, René fit une tentative de parfaite réconciliation.

  • Jeanne, veux-tu passer la journée à Nantes ?
  • Comme tu voudras, répondit-elle indifférente.
  • Cependant elle s’habilla le plus coquettement possible, coula des parfums sur ses épaules, sur ses mains et dans ses cheveux. Son chapeau mis, elle se regara une dernière fois dans la glace. René la surprit s’admirant. Du seuil de la chambre les parfums de son amie le troublaient, il désirait toujours cette femme aujourd’hui si délicieuse en sa robe de voile rose.

  • Jeanne, la voiture est prête, dit-il en contenant son envie folle de lui baiser la nuque, de la froisser dans ses étoffes légères.
  • C’est bien, je te suis.
  • Ludovic Garnica de la Cruz. Nantes la brume. 1905. Numérisation Odile Halbert, 2008 – Reproduction interdite.

    NANTES LA BRUME, Ludovic Garnica de la Cruz, 1905

  • 1 : le brouillard
  • 2 : la ville
  • 3 : la batonnier et l’armateur
  • 4 : le peintre
  • 5 : le clan des maîtres
  • 6 : rue Prémion
  • 7 : labyrinthe urbain
  • 7 : labyrinthe urbain – fin
  • 8 : les écailles
  • 9 : emprises mesquines
  • 10 : carnaval
  • 11 : le cul-de-sac
  • 11 : le cul-de-sac – suite
  • 11 : le cul de sac – fin
  • 12 : les portes de Neptune
  • 13 : Cueillettes d’avril
  • 14 : Moisson d’exil
  • 15 : Les courses
  • 16 : Une Fête-Dieu en 1903
    17 : Fuséïdes, première partie
    17 : Fuséïdes, fin
    18 : Villanelles
    19 : la hantise
    20 : Chevelure de sirène
    Odile Halbert – Reproduction interdite sur autre endroit d’Internet Merci d’en discuter sur ce blog et non aller en discuter dans mon dos sur un forum ou autre blog.

    NANTES LA BRUME, Ludovic GARNICA de la Cruz, chapitre XVI Une Fête-Dieu en 1903

    Ludovic Garnica de la Cruz. Nantes la brume. 1905. Numérisation Odile Halbert, 2008 – Reproduction interdite.
    Chapitre XVI

  • Une Fête-Dieu en 1903
  • Et Jeanne et René vécurent ensemble.
    Ils s’aimaient, inattentifs à la passion électorale qui remuait même les bourgeois placides et de la bonne ville des ducs de Bretagne. Une luxure d’affiches se vautrait sur les murs. Fraîchement et hâtivement collées ces déclarations sur papiers de couleur faisaient croire à de vieux oripeaux humides trouvés dans ses caves, que la cité étalait pour le séchage.
    Un soir, le jeune homme rencontra son oncle Rachamps, mi-triste, mi-joyaux.

  • René, la réaction triomphe, je suis battu, mais le vieux Lorcin a reçu une forte déchirure dans sa voile.
  • Ah !
  • Viens prendre l’apéritif…OUi, René, le parti socialiste gagne plusieurs centaines de vois. Dans quelques années on les balayera comme des détritus gênants.
  • Il continua… puis il apprit à René que M. de Lorcin voulait l’interdire, qu’il avait fait quelques démarches à ce sujet, et qu’il était nécessaire de se méfier de lui.

  • Maintenant qu’il est vainqueur, ce vieux roublard sera dangereux… Et puis, ça le suffoque de te voir avec la petite Lonneril…Sais-tu à ce propos, que tu affliges ces braves gens ? Ils sont dans un grand chagrin et m’en veulent à moi… Enfin, je ne mêle de rien… cela vous regarde… viens dîner… nous causerons.
  • Le lendemain René ne se souvint que d’une chose : son oncle voulait le faire interdire. La colère le tourmenta pendant quelques jours, et n’y tenant plus, il se rendit un après-midi boulevard Delorme. On le fit entrer au salon, où son oncle pérorait parmi plusieurs électeurs influents.

  • Mon oncle, permettez-moi de vous offrir mes félicitations pour le succès que vous faîtes remporter à votre parti. Je ne croyais pas vous trouver en si grande compagnie, car je venais en même temps vous annoncer mon départ.
  • Où vas-tu ?
  • Oh ! Pas loin. Je suis fatigué de la ville, je vais habiter la campagne, une jolie petite maisonnette sur les bords de l’Erdre. J’y passerai l’été avec… ma maîtresse.
  • Hein !
  • Le mot est peut-être un peu impertinent, j’en conviens, mais n’est-ce pas le terme académique ? Ce n’est pas tout. Mon oncle Réchamps m’a appris votre intention de m’interdire. Ceci n’est pas sérieux, je suppose, car je ne suis ni fou, ni prodigue, j’use de ma fortune comme il me plaît, et puis, sur ce terrain, je me sens fort de ma victoire, malgré la bonne volontér d’un tribunal d’amis, autrement dit complices.
  • La vie que tu mènes depuis quelques mois est vraiement curieuse et scandaleuse pour notre nom. Le bon sens, les avertissements…
  • Les rapts avec violence…
  • N’y pouvant mettre ordre, nous nous voyons forcés d’essayer les grands remèdes.
  • Sans doute avec l’aide de ces messieurs ?
  • Parfaitement. Tous les gens honorables…
  • Vraiment. Qu’en fîtes-vous M. le baron des Valormets ? Et vous M. Varlette ? Et vous messieurs Séniland et Béthenie ?
  • Ce fut un brouhaha d’exclamations indignées.
    René recula vers la porte et croisant les bras sur sa poitrine, il leur cria d’un ton sec et railleur.

  • C’est vous qui vous permettez de critiquer ma conduite ! Est-ce dans les maisons publiques messieurs Séniland et Béthenie, que vous prenez ce droit ? Le maudit hasard – peut-être la providence – en m’y faisant vous rencontrer, vous a fait une vilaine farce.
  • Monsieur, vous mentez…
  • Il haussa les épaules.

  • Si je m’amuse, moi, j’ai la jeunesse pour excuse, vous, vous n’avez pas le mariage, j’imagine ? Si je me suis égaré dans le vice des rues pendant quelques mois, c’est de votre faute. A Nantes, vous passez pour des cléricaux, eau bénite de pères les prudes, et la ville sous votre commandement est infestée, comme pas une ville du monde, d’un débordement malpropre de grues de toutes les catégories. A partir de cinq heures du soir on ne peut faire un pas sans se voir arrêter, coudoyer, interpeller par une de ces harpies, vos pensionnaires brévetées. J’ai réussi, je ne sais comment, bien malgré vous, à sortir de l’égoût. Je touve une amie, je l’emmène respirer un ai sain, loin des contaminures de vos vices. Je le fais hautement, et je me moque de vos menaces, mon oncle, car elles sont vaines. Je ne suis pas une femme que l’on effraie du commissaire de police, je me défendrai. Adieu, je vous quitte avec un seul regret, celui de vous voir adulé par des hypocrites et des misérables dont vous faîtes votre compagnie : un Varlette qui fait lécher chaque semaon son impuissance par deux petites gamines, un Valormets qui abuse de la pauvreté pour contenter ses vices et voles les femmes des malheureux, et d’autres encore qui ne valent guère mieux. Vous criez bien haut votre innocence, messieurs. Vos protestations seront écoutées de vos croyants, mais au fond du coeur, de vous à moi, vous sentze la vérité vous cingler la face de soufflets. Je vous méprise et je vous défie… mais ne bavez pas sur moi, ou je vous donnerais des coups de pieds dans la figure.
  • Les hommes se levèrent menaçants. M. de Lorcin s’avança, sévère, s’interposant.

  • René, on n’insulte pas les hôtes de son oncle ! Je te prie de sortir.
  • René avait-il jeté le désarroi dans le cam de ses ennemis ? Il n’entendit plus parler de la fameuse interdiction.

    En errant leurs baisers par l’ensolleillement des environs de Nantes, ils avaient déniché un gentil pavillon encastré de verdure, dont les pelouses comme un frais tablier descendaient humecter son colant au courant de l’Erdre. A gauche, la Jonnelière étalait ses cafés et ses pontons, plus loin, le point du chemin de fer barrait de son arc géant le fronton de la vallée où doucement se promenait la rivière.
    Comme il l’avait dit à son oncle, René quitta la rue Saint-Pierre, sa chambre était trop étroite et trop sombre pour l’épanouissement de son amour d’été. Ils s’intallèrent aussitôt dans un mobilier neuf et délicat. A l’écart, ils tissaient dans le calme les tapisseries de leurs amours. La campagne si triste et si mélancolique malgré ses habits de fleurs et de verdures lorsqu’on est seul, devient un théâtre féérique à décors nouveaux quand deux amants y mêlent leurs pas légers comme leurs caresses.
    Le dimance, l’Erdre se couvrait de canots. La rivière semblait une vitre sur laquelle courent des mouches. Les chansons folles se trémoussent d’aise. Et l’on rit, et l’on s’embrasse à pleine bouche sur l’eau. Courbés par le vent, les voiliers filent comme les volants d’un jeu de raquette. Les vapeurs, qui font le service d’été, fument, sifflent, troublent l’onde de leur museau tranchant. L’écume vient heurter les roseaux des rives et s’accrocher aux cils des nénuphars.
    L’air tourbillonne en ses arceaux les cris de la Jonnelière envahie par les nantais qui vont s’y donner l’illusion d’une partie de campagne en buvant de la bière, de la limonade et croquant dse galettes sous la tonnelle d’un cabaret.
    Ils y allaient quelquefois. Comme des enfants, ils se balançaient, jouaient aux boules, graissaient leurs doigts aux galettes. La musique, elle aussi, faisait son excursion. Un vieux bonhomme, haut comme une botte de gendarme, grinçait de sa vielle, gagnant quelques sous parmi les générosités du dimanche.
    Le monde des commis et des ouvrières venait prendre provision d’air et d’insouciance, après le renfermé de la semaine dans leurs ateliers clos où les poumons sont mal à l’aise. A la tombée du jour, tous les oiseaux rentrent à la cage, et les derniers refrains s’emplissent d’un au revoir gamin au soleil mourant de la liberté hebdomadaire.
    Après le dîner, tout s’était tu. Assis l’un près de l’autre sur la pelouse, ils regardaient la pluie noire enlacer les bords de l’Erdre. La brise fraîche ondulait des frissons par les choses qui se reposaient. La rivière clapotinait comme un petit chien qui ronge un os sous la table. Les étoiles, une à une, mettaient le nez à la fenêtre pour contempler la terre à l’orée du sommeil. La lune aussi roula sa face bouffie.
    Les amants tressaillirent ; leurs bouches se cherchèrent. Ils se laissèrent glisser sur l’herbe tendre. Quelques agrafes craquèrent ; l’étoffe eut un léger froufrou. L’ombre blême de la lune enlinceula de ses traînées éparses la douceur infinie de l’aimer.

    René venait parfois en ville pour ses affaires. Or, un jour de pluis qu’il passait par la place Saint-Pierre, il vit la cathédrale emmaillotée d’échafaudages grotesques, et des hommes qui la grattaient impitoyablement. Les pellicules blanches ruillselaient partout. Le jeune homme sentit au coeur une cruelle blessure et son âme se meurtrir de colère. Il rentra chez lui furieux.
    A l’heure du dîner, Jeanne, ne le voyant par descendre de sa chambre, où il s’était enfermé, monta le chercher. Elle le trouva dans une grande exaltation au milieu d’une avalanche de papiers et de notes.
    Dès qu’il l’aperçut, il lui conta ce qu’il avait vu.

  • J’ai été si douloureusement impressionné, qu’il m’a fallu confier mon âme à quelqu’un. Je l’ai fait à moi-même et j’ai noté les confidences une à une. Ecoute :
  • René lut, avec une émotion intense, le récit de son âme chagrine et révoltée (Article paru le 10 octobre 1903 dans « Nantes-la-Grise » revue littéraire, artistique et théâtrale fondée par l’auteur.)

    Il pleut. Avec une douceur lente d’amoureuse la pluie s’en vient frotter la figure pâle des maisons et les toits qu’elle caresse ont des sourires humides de volupté.
    Je suis sorti cependant. Sous mon parapluie, je m’achemine au long des murs, perdu dans des haleines subtiles de brouillard, reconnaissant bien ma ville à son âme qui se vaporisait
    Peu de monde. On me croyait seul, un rêveur, alors que la pluie causait avec moi. Elle babillait sur la soir de mon « pépin », gamine heureuse qui vous confie d’interminables suites de choses inattendues.
    J’allais au hasard, je ne sais plus, heureux d’avoir sa compagnie dans l’ambiance monotone et somnolente.
    C’étaient les arbres renfrognés hérissant leurs feuilles alourdies. C’étaient les quais déserts avec les chalands en chiens de garde accroupis près des pâtés de sable et des tartines crêmeuses de tuffeaux. C’étaient les coinquements affolés des tramways crvant la pluie et pissant de la fumée sur les rails. Enfin, la grande cathédrale, comme une difficile énigme de siècles effrondrés, sa base crispée sur le front de la ville, son dos si haut, si perdu dans la brume qu’il semblait former le socle des cieux.
    Pauvre vieille, cassée entre les béquilles qu’on lui impose ! Elle m’a parue bien peinée, bien triste ! La pluie sur sa façade formait de grosses larmes qui ruisselaient. Tout près d’elle, j’ai cru l’entendre parler : plainte d’une séculaire qui ne veut plus rien, sinon qu’on la laisse mourir en paix, descendre morceaux par morceaux vers une immortalité de ruines.
    A quoi bon les vains remères, les cautères inutiles ! A quoi bon la martyriser, rabougrir son orgueil énergique d’antan par des replâtrages honteux et ridicules ainsi qu’une vieille cocotte dont on veut cacher les rices ! Un balai contre cette clique de chirurgiens, d’apothicaires, de rabouteux qui tourmentent sa gigantesque et noble agonie ! un bailai contre tous ces vaniteux d’une science imbécile qui n’a pas plus d’effet que le coup de pied de l’âme !
    Et sa tristesse persistante me disait :
    « Venez vous seuls, mes aimés, vous qui n’avez que de douces paroles. Prenez place à mon chevet. Contez-moi vos rêves d’aujourd’hui, je vous conterai en bonne grand’mère ceux de vos aînée. Vous comprendrez en moi une race d’aïeux dont vous n’êtes qu’un banal reflet
    Tout passe, tout se lasse. La pourpre, l’or, ni les cuirasses ne brillent sous les rayons jaloux du soleil ; les étendard de triomphe ne flottent plus autour de moi, la foule des fidèles n’a plus la foie crédule et splendide d’autrefois. Tout est rapiécé.
    Les barbares jadis envoyaient contre ma grandeur l’océan en furie de leur haine. Ils allumaient des brasiers hauts comme des montagnes pour m’ensevelir et faire taire ma voix dominatrice. Ils avaient alors la colère du temps et des orages. Et quand je succombais, des mains géantes me relevaient sur ma défaite éclatante.
    Les petits chefs minuscules de votre temps n’ont plus de haches, ni de béliers, ils prennent des ciseaux, des maillets, des rabots, ils grattent, creusent, piquent. Que faire contre cette gale inconsciente qui me ronge aussi lâchement que bêtement ?
    Nantes, dont je suis la synthèse formidable de son histoire m’abandonne. Elle me laisse, comme un joujou usé, déchiqueter par les fourmis et la vermine de l’obscutiré. Elle supporte impassible que l’on masque aux générations les cicatrices gravées par les Normands et les Sans-Culottes sur mes vieilles chairs.
    Vous, défendez-moi, ou pleurez avec moi. Soyez l’écho de mon impuissance, vous qui me savez vivre d’une autre vie que la vôtre. »
    Elle s’était tue ! … Ce n’était qu’une illusion. La voix était venue des pores de la pierre me toucher en plein coeur.
    Mais que puis-je faire ? Dire à tous ce qu’elle m’a dit ? Me croira-t-on ? On rira simplement : c’est un fou, pensez-donc ! Et le vingtième siècle avancé chantera sur la place Saint Pierre un « Viens Poupoule » d’un air de « Je m’en fiche », tandis que le bruit du facé concert en délire assourdira les grincements des gratteurs sur les pierres d’une de nos plus merveilleuses cathédrales de France.
    Ah ! s’il plaisait à Dieu que je fusse le maître, je la laisserais s’écrouler seule, et le soir, parmi ses ruines comme des lambeaux d’âme, j’irais apprendre une leçon que l’on a oubliée. Je ne vomirais pas sur les flancs respectables une armée mesquine pour se gaver de poussière et salir sa face d’échafaudaes grotesques. Car je ne suis pas le rustre qui, trouvant un blanson dans son champ, ne lève même pas le soc de la charrue pour l’éviter.
    Je lui sonnerais au contraire mon meilleur fauteuil de calme et de tendresse, cependant qu’assis dévotement à ses pieds sur un modeste tabouret, je l’écouterais souffler en mon âme docile les parcelles d’une tradition bien morte de colossale beauté. »

    Alors l’âme nantaise de la petite Lonneril s’éveilla dans un sourire bénin.

  • Mais tu es fou avec ton boniment. Qu’est-ce que cela peut te faire. Elle sera plus propre, si on la gratte, voilà tout.
  • Stupéfait, René la regarda comme un aigle qui vient de tomber du haut d’une montagne, les ailes coupées. L’antagonisme de leurs deux races cassa le rêve insensé qu’il avait cru. Il lui dit avec une lourde ironie

  • Une fois qu’elle sera grattée, on doit la laver avec nos pompes à indendie pour enlever la poussière
  • Ah !
  • Nous irons ensemble voir ce grand débarbouillage. On le fait tous les cent ans à la cathédrale de Paris
  • ?!?!
  • Les jours succédèrent aux jours. Leur vie ne variait guère, si ce n’est qu’ils s’apaisaient. Lui, s’était remis à l’étude, se sentant absolument seul ; elle, se faisait appeler madame de Lorcin.
    Jeanne arrangeait sa vie de petite bourgeoise avec cet égoïsme particulier aux nantais. Elle potinait chez les voisins et les fournisseurs, parlait souvent de son « mari », portait ostensiblement une alliance au doigt. Il lui laissait toute liberté, même en en souffrant, sans jamais la contrarier. Elle était toujours pour lui l’amante qui se laisse faire, qui s’abandonne à chacun de ses désirs avec un sourire si heureux et si câlin. Cependant l’ennui commençait à le tourmenter, la solitude lui pesait. Certaines heures, il aurait eu besoin d’un ami. Jeanne, prête aux caresses, aux baisers, était distraite à ses propos intimes. Il confia son chagrin à Delange par de longues lettres presque quotidiennes. Le peintre lui répondait, l’encourageait, le suppliait de quitter la province, de venir près de lui. Il lui rappelait ses avertissements au sujet de sa maîtresse. Ses sens l’avaient aveuglé. Comme ses pareilles, Jeanne était l’incarnation de l’âme bourgeoise nantaise, vide de tout penser immatériel. Tombé dans un engrenage périlleux, s’il ne luttait pas dès maintenant, il s’affaiblirait et s’annilhilerait bientôt à toute oeuvre intelligente.
    René avait en vain cherché des motifs de séparation. Les pleurs avaient toujours eu raison de ses velléités. Comment résister à cette soumission perpétuelle ? Comment briser cette petite poupée heureuse de sa nouvelle existence ? Comment aurait-il pu trouver au fond de son coeur la méchanceté nécessaire à cette mauvaise action ?

    Le mois de mai s’en était allé se perdre au labyrinthe du passé. Juin collait à son tour son front brûlant au vitrail de l’été. Un dimanche matin René dit à son amie.

  • Prends ta plus belle robe, nous allons voir les processions de la Fête-Dieu !
  • Vers neuf heures, ils entrèrent en ville. La foule se pressait. On mettait la dernière main aux guirlandes des rues pavoisées comme des rosières. Le ciel s’assombrissait, des gouttelettes d’eau filtraient des nuages gris. Les cloches de la cathédrale carillonnaient fanfaronnes, parsemant dans l’espace leur appel vibrant. Ils arrivèrent sur la place Saint-Pierre lourde de monde. Et quand tous attendaient paisiblement la sortie de la procession, on vit arriver des hommes noirs avec des sous-ventrières tricolores qui gesticulèrent comme des mannequins mécaniques. On vit des sergots refouler les spectateurs le long des trottoirs et des bandes brutales se parquer dans la rue de Châteaudun. Soudain des képis bleus apparurent caracolant sur leurs chevaux. Mais voici que les képis bleus poussèrent leurs chevaux contre les assistants avec bestialité et qu’ils firent des rondes au cendre de la place. Un grand murmure courut de ce burlesque carrousel. Le préfet venait d’interdire la procession. C’était la première fois depuis longtemps qu’un homme avait l’audace d’interrompre une coutume nantaise. Un moment de stupeur passa. Les plus paisibles des commerçants grondèrent. Les catholiques massaient sur les marches de l’église, armés de bâtons ; d’autres étaient partis processionner dans les rues de la ville. Ils entrèrent quelques-uns dans la préfecture, mais la bravoure n’étant pas la vertu des bourgeois, ils ressortirent aussitôt, effrayés de leur vaillance et restèrent derrière la grille d’entrée. Leur lâcheté les enragea, ils brisèrent deux malheureuses guérites, victimes bien innocnentes, ccassèrent une sonnette… puis, énivrés par leur triomphe, élevèrent des barricades avec des barrières en bois vert dans la rue Royale. Ils se battirent contre les gendarmems, rossant leur chef d’importance. Sur la place un grand remous se produisit. Comme balayé par un vent terrible les assistants courbaient la tête et ployaient les genoux. Sous le porche de l’église, Mgr Rouard, évêque de Nantes, offrait l’ostensoir d’or ainsi qu’un fulgureux soleil levant, et donnait solennellement la bénédiction. Un silence plein de fois couvrit la grande place ; à peins quelques rugissements de brutes troublèrent le geste infini d’un Dieu captif qui se montre par la lucarne de sa prison à la foule de ses serviteurs incapables de le délivrer.
    Ce fut tout. Un résumé de beaucoup de bruit, et de bruit inutile.

    René n’avait cessé de sourire à cette agitation grotesque de la force armée et de la colère des catholiques, du chef des képis bleus, à pied, une canne à la main, de l’autre, une cravache comme un vulgaire argousin. Parfois un homme passait, acclamé, les menottes aux mains entouré de quatre ou cinq gendarmes. On demandait : qu’a t-il tué ? Un homme ! un gendarme ! Non, il a effleuré la queue d’un cheval, la botte d’un pandor : non, il s’est laissé marcher sur la pied par cocotte sans lui dire merci ; non, c’est un pendable, il a crié : vive la Liberté. Tant pis pour lui. Est-ce que l’on applaudit les régimes disparus ?
    Les échafaudages emprisonnaient les membres de la cathédrale, dressant sa formidable enverdure en face la tourbe des pygmées. Jadis, lorsque son carillon sonnait l’alarme, les fidèles accouraient prêts à lutter jusqu’au dernier soupir pour elle. L’évêque se serait mis au sommet des marches, aurait présidé la bataille et béni de son geste les râles des mourants. Qu’auraient fait quelques gendarmes en quête d’avancement, quelques commissaires de police, devant la foi sublime et insensée d’un peuple révolté ayant dans les veines du sang de fer ? L’on j’aurait pas brisé des guérites, mais des crânes. Et elle, la Cathédrale, dominant de son orgueil la bataille, fière de ses féaux, elle aurait déployé l’étendart triomphal de son ombre, éblouissant les valets d’un préfet quelconque ou d’un gouverneur ambitieux.

    L’or, le traitement n’étaient pas encore venus salir l’âme des prêtres. Le sang des catholiques n’était pas avachi. Ce n’est plus le même coeur qui battait sous les pourpoints de cuirs ou de soie, qui s’épouvante maintenant sous la redingote boutonnée. Misérable semence qui frétille, que l’on mène tête basse à coups de fouets ! Ils grondent comme des chiens battus. Ils rendent le grandiose ridicule. Ils se dispersent peu à peu dans les rues. Oh ! Ils en causent beaucoup au fond de leurs fauteuils. Ils parlent de luttes futures, de revanches impitoyables en sirotant leurs cafés. Leurs cris ont à peine troublé la somnolence de la cathédrale. Cependant plus d’un sera convaincu s’être montré un héros pour avoir brandi une canne contre un pauvre cheval de gendarme. Il est vrai que des juges pousseront la plaisanterie jusqu’à punir de prison quelques braillards à la voix plus forte, complices d’une farce grotesque à laquelle ils s’en voudraient, certes, de ne pas se joindre.
    Le charlatanisme s’infiltre partout comme une eau d’inondation. Magistrature, armée, ministres des cultres, tous pantins ridicules de foire, ex-titans de granit rapetissés par leur siècle de plâtre. Leurs gestes ne sont plus que des ombres chinoises sur un mur mal éclairé. C’en est fini de la noblesse de la lutte, la mode en est aux pantalonnages. En ce jour, la ville d’un élan unanime s’y adonne. Autour des églises, où les curés peureux font du zèle en chaussons, se tassent la foule des badauds, mimant avec une précision comique le joyeux couplet :

      Quant un gendarme rit
      Dans la gendarmerie
      Tous les gendarmes rient
      Dans la gendarmerie

    Au centre d’un bagarre un bonhomme « socio » s’affale sur le trottoir. Ses citoyens-frères s’émeutent à propos de la mort du vieillard, mort que l’on exploitera avec une impudence politicienne. On fera des pélerinages annuels et civils sur la tombe du marture de l’anévrisme. Les bourgeois en auront la frousse pendant huit jours. Ça calmera le vent guerrier qui vient de soulever les pans de leurs redingotes. Leur coeur sera terrifié de l’accusation lancée contre eux : « Assassins ! ». Mais bientôt ils reprendront leurs sens disloqués. Leur majesté irrévocable saura défendre la pureté de leurs actes. « L’émotion peut hâter la mort d’un vieillard, la fougue, surtout la nôtre, n’est capable que de briser que des guérites préfectorales ».

    A la nuit tombante, Jeanne et René reprenaient le chemin de leur nid. La ville fatiguée s’était isolée au fond de son alcôve de brumes. Une à une ses veilleuses s’éteignaient. Avant de souffler la chandelle le mari contait à son épouse les atrocités des bagarres, les blessures béantes, le sang giclant, les yeux bondissant de l’orbite. L’épouse admirait l’exaltation magnanime de l’époux. La première fois sans doute qu’ils vivaient de chimères.
    Le drap noir du sommeil couvrait la ville ; la ville qui oubliait, la ville qui reprenait sa tranquillité morne. La ville qu’une velléité belliqueuse avait endolorie, à laquelle il fallait le repos habituel ; la ville s’étalant sur le matelas moëlleux de sa boue visqueuse, et qui saigne du moindre effort pour s’en décoller.
    La colère du boeuf est vaine, il reprend son allure placide en recreusant les éternels sillons.

    Ludovic Garnica de la Cruz. Nantes la brume. 1905. Numérisation Odile Halbert, 2008 – Reproduction interdite.

    NANTES LA BRUME, Ludovic Garnica de la Cruz, 1905

  • 1 : le brouillard
  • 2 : la ville
  • 3 : la batonnier et l’armateur
  • 4 : le peintre
  • 5 : le clan des maîtres
  • 6 : rue Prémion
  • 7 : labyrinthe urbain
  • 7 : labyrinthe urbain – fin
  • 8 : les écailles
  • 9 : emprises mesquines
  • 10 : carnaval
  • 11 : le cul-de-sac
  • 11 : le cul-de-sac – suite
  • 11 : le cul de sac – fin
  • 12 : les portes de Neptune
  • 13 : Cueillettes d’avril
  • 14 : Moisson d’exil
  • 15 : Les courses
  • Odile Halbert – Reproduction interdite sur autre endroit d’Internet Merci d’en discuter sur ce blog et non aller en discuter dans mon dos sur un forum ou autre blog.

    NANTES LA BRUME, Ludovic GARNICA de la Cruz, chapitre XV Les courses

    Ludovic Garnica de la Cruz. Nantes la brume. 1905. Numérisation Odile Halbert, 2008 – Reproduction interdite.

  • Chapitre XV
  • Les courses
  • A sa fenêtre, René fouillait la foule qui s’acheminait à l’appel des cloches vers la cathédrale. L’air était d’une pureté remarquable pour la ville. Le soleil se bouffait d’or en la porcelaine bleu-ciel. Ainsi, chaque dimanche, il attendait Mme Lonneril et sa fille se rendant à la grand’messe. Il surprenait un sourire de son aimée. Ces jours maudits, il ne pouvait lui parler autrement.
    Or il arriva qu’en cette matinée de mai, Melle Lonneril se rendait seule vers l’église. Elle salua moins discrètement le jeune homme avant de franchir la porte monumentale qui se croûtait.
    René attendit quelques instants, puis, quand la place redevint claire et blanche de lumière nue il descendit et pénétra à son tour dans St-Pierre. Melle Lonneril était assise à l’angle d’un pilier. Se doutait-elle qu’il allait venir ? A chaque son du battant de la porte, elle détournait la tête. Ils se sourirent sous le regard banal du Suisse doré sur tranches. Il lui fit signe de sortir. Elle obéit.

  • Vous êtes seule ce matin ? demanda-t-il
  • Oui, ma mère est légèrement fatiguée.
  • Profitons-en, venez-chez moi termine la messe.
  • Chez René.

  • Permettez-moi, chère amie, d’enlever votre chapeau, votre ruche, de vous mettre à l’aise.
  • Il offrit des bonbons.

  • Croquez-moi ces petits gâteaux. Jamais, je j’ai été si gai que ce matin. Est-ce le beau temps ou le bonheur de vous avoir ? Peut-être les deux.
  • Elle sourit tendant ses lèvres au gourmand.

  • Savez-vous à quoi je pense, Jeanne, en vous voyant près de moi ?
  • Et à quoi donc, mon chéri, penses-tu.
  • Je pense que c’est aujourd’hui les courses de chevaux, que nous pourrions prendre une voiture et aller ensemble au champ de manoeuvre aux yeux de tous.
  • Tu sais bien que ce n’est pas possible.
  • Rien n’est impossible, au contraire.
  • Je ne pourrai plus rentrer chez moi.
  • C’est certain ; aussi je te garderai.
  • Oh ! non je n’ose pas.
  • On guérit de la peur. Je suis persuadé que vous y avez songé depuis quelque temps.
  • Elle baissa le tête. Il s’assit sur ses genoux, se fit câlin.

  • Veux-tu, petite Jeanne chérie, rester toujours avec moi ? Nous vivrons nuit et jour ensemble sans arrêter de s’aimer. Qu’as-tu à craindre ? Nous n’avons besoin de personne. Si les sots nous ennuient nous partirons loin, très loin. Quant à tes parents, on les enverra se promener tranquillement ; tu ne dépends pas d’eux.
  • Elle hésitait, mais ile en dit et en fit tant et tant qu’elle accepta. Ils allèren déjeuner au restaurant. Une voiture les prit à la porte pour les conduire aux courses.

    Les boulevards s’ensoleillaient embrouillés du vol des poussières. Les coups de fouet stridaient comme un flot de mouettes qui s’ébattent. Les automobiles cornaient ; leur passage semait des éternuements saccadés. Les bicyclettes glissaient légères ainsi que des abeilles qui bruissent. A la queue leu leu, un indéfinissable ruban d’aune en aune sous l’ombre vaine des arbres grisonnés des pellicules de la route.
    Les piétons arrivaient par bandes noires pailletées des spirales claires, vomis par tous les boulevards qui environnent le Petit-Port. Un joyeux enthousiasme mène les groupes ; les uns chantent, les bébés s’amusent, les amoureux s’embrassent, nul n’y fait attention. Des grues harnachées d’oripeaux éclatants se font huer le sourire aux lèvres. Et les chiens se poursuivent joyeusement entre les jambes.

    L’immense fourmilière sortie de Nantes a traversé sans obstacle les voies larges et spacieuses, franchi l’étroite rivière du Cens, escaladé la butte du champ de courses, et là, s’arrête, s’entasse devant les barrières qui fixent la limite de la piste. Le flot s’accumule sans cesse, se gonfle en un circulaire bourrelet, enlaçant l’arène d’une ceinture infranchissable. Les tribunes prises d’assaut reluisent de miroitements féeriques ; les pelouses sont piétinées. Les joueurs sont là, bavards ou silencieux, souvent grotesques, possédés de ce mail ridicule du jeu imbécile.
    Dans l’hyppodrome les voitures se promènent sur le ventre blanc du sol ; des cavaliers galopent. En des rais de lumières ils sembles des pantins de théâtres d’ombres. La piste fourrée d’herbes est envahie devant les triunes où des dames étalent fièrement d’insignifiants tickets rouges, comme des hochets de grandes maisons, où les lorgnettes agitent leurs yeux convexes.

    Le signal se hisse au poteau ; la piste se purifie. Les chevaux font leur entrée, montés par des jockeys aux couleurs brillantes et fantaisistes. Les magnifiques animaux déploient leur beauté ferme, leurs formes supérieures comme une étoffe splendidement ouvragée. Ils partent s’aligner dressant fièrement la tête, hénnissant d’orgueil ou d’éblouissement au soleil qui les salue d’une pluie d’or. Soudain ils partent, découpant leurs silhouettes sur l’horizon bleuté ; derrière les arbres les casaques des jockeys sèment des éclairs ; parfois butant, s’écroulant, sautant d’un élan les fossés et les haies, pour arriver au but les naseaux en sueur, la crinière flottante, écharpe de triomphe ou de dépit. La foule hurle, trépigne ; les fantoches humains sont mis en branle et la comédie ne s’arrête plus. Mais la closhe a tinté, la musique joue des morceaux que le vent emporte par bribes dans sa dorne. L’attente sable les allées de la patience et nivelle les enthousiasmes passés.
    Entre les épreuves, les ombrelles blanches versent des points joyeux sur la foule. Les dames passent re repassent des lignes de clartés dans les chemins d’ombres des hommes. Dans l’enceinte du pesage les chevaux obéissent, rêveurs, aux ordres des jockeys. Leurs yeux ovales sont emplis d’un monde étrange que l’on ne comprends pas, où parfois passent des lueurs brutales. Adoration de la bête dont l’homme se fait l’humble servant et dont il se parera la gloire : le geai volant toujours les plumes du paon. L’animation la plus diverse règne dans le vaste hémicycle du champ de courses où le soleil se mire orgueilleusement.
    Nonchalants en leur landau, Jeanne et René souriaient au bonheur d’être l’un près de l’autre à la face de tous. Il gardait la main de son amie dans la sienne ou tenait galamment son ombrelle. Ils se moquaient des regards ennemis qui les cinglaient à des carrefours de haine. Heureux, ils triomphaient. Le landau de l’amour victorieux écraisait les pierres de l’envie avec une suprême indifférence.
    Lorsque le soleil eut presque fini sa promenade d’après-midi, le départ commença. Les voitures prirent à la fille le long des boulevards bordés de curieux. De rares attelages éblouissaient ; quelques toilettes extravagantes ; des horizontales, la nuque sur des coussins, étalaient leurs oripeaux réclames. En réalité, une effroyable banalité que cette procession de chevaux de camion et de rosses de fiacres, que cete suite trop longue de voitures quelconques, bondées de personnes quelconques. Mais il est une coutume à laquelle les bons nantais s’en voudraient de manquer : voir le défilé des courses. Le long de la route de Rennnes, des badauds installent des chaises sur les trottoirs ; ils regardent placidement pendant deux heures, le bruit, le roulement, avalant la poussière, s’ahurissent d’une attente ridicule. Les aubergistes ont dressé des tables qui se garnissent rapidement de buveurs. Le vin blanc coule à flots, le « gros plant » et le « muscadet » de la Loire-Inférieure aussi émoustillants qu’une chaude fille du midi. De ses dernières lueurs mourantes le soleil semble emplir les verres bas de joyeux écus d’or.

    La voiture de M. de Lorcin, l’avocat, avait croisé celle de son neveu. René avait compris une colère terrible dans l’âme de son oncle, et il lui avait railleusement souri. Aux abords de la rue Noire, M. et Mme Lonneril longeaient tristement le trottoir. Ils baissèrent la tête, honteux au passage de leur fille. Jeanne ne les vit pas. Seul René avait eu, une seconde, quelque pitié pour ces braves gens, puis il haussa les épaules avec dédain. La voiture arriva au Pont-Morand, gravit la rue de Strasbourg encombrée. Le crépuscule venait attirant son couvre-chef sur cette journée ordinaire et sempiternelle des courses. Les courses de chevaux que petits et grands vont contempler béats, comme une merveille intéressantes, pour s’emplir les yeux quelques secondes du galop d’un animal inconnu pour le bénéfice d’inconnus… Résumé : ce sont les tramways qui mangent le refrain des rengaines.

  • Jeanne, il faut rester.
  • Je n’ose pas.
  • Si vos parents vous reçoivent mal ?
  • Je reviendrai.
  • A quoi bon. Le Tout-Nantes sait que vous êtes avec moi ; il n’est plus temps de reculer. Avez-vous peur ? Quand on aime vraiment, les qu’en-dira-t’on sont mesquines choses. L’amour lâche n’est plus l’amour, il frise le mariage commun.
  • Vous êtes méchant, René. Croyez-vous que ce ne soit pas grave de devenir officiellement votre maîtresse. Mes amies me tourneront le dos. C’est l’exil.
  • Un exil que j’envierais pour vous avoir toujours seule à mes côtés. Sois gentille, ma petite Jeannette, reste cette nuit, tu réfléchiras mieux demain. Nous nous aimerons librement pendant le sommeil de la terre, en le silence calme de la nuit. J’écouterai le tic-tac de ton coeur battre les minutes d’amour en baisant ton sein gauche. Laisse-moi dénouer ta ceinture, défaire ton corsage, laisse-moi arracher les épingles de tes cheveux, noyer mes doigts dans tes tresses blondes. Tais-toi, mon aimée, je veux te dévêtir moi-même, ôter les bandeaux qui me cachent ton corps… Je connais par coeur le maquis de tes lacets… Tu te souviens la première fois comme j’étais maladroit… Tes petits seins, je les embrasse tous deux… Un corset, c’est vite décrocheté… Qu’ils sont blancs tes pieds… Je les embrasse aussi, là, sur les ongles, sur les chevilles;.. Aussi tes genoux… Ta chemise, elle est jolie, mais trop difforme pour ta chair. Que je t’aime… Si je pouvais encore te mettre plus nue… Je te veux vite… tout entière… Approche-toi… les draps nous cachent… Tes lèvres… ta langue… enlace-moi… Entrer en toi… t’aimer… Jeanne sens-tu l’amour venir nous éblouir… Je t’aime…
    Des soupirs, doux comme des plaintes, se bercèrent en les rideaux, entr’ouvrant l’alcôve aux pas mystérieux du rêve des amants.

  • NANTES LA BRUME, Ludovic Garnica de la Cruz, 1905
  • : chapitre 1 : le brouillard 2 : la ville 3 : la batonnier et l’armateur 4 : le peintre 5 : le clan des maîtres 6 : rue Prémion 7 : labyrinthe urbainchapitre 7, suite8 : les écailles 9 : emprises mesquines 10 : carnaval11 : le cul-de-sac – chapitre 11 suite – chapitre 11 fin 12 : les portes de Neptune13 : Cueillettes d’avril – 14 : Moisson d’exil – 15 :

    Ludovic Garnica de la Cruz. Nantes la brume. 1905. Numérisation Odile Halbert, 2008 – Reproduction interdite.

    Odile Halbert – Reproduction interdite sur autre endroit d’Internet Merci d’en discuter sur ce blog et non aller en discuter dans mon dos sur un forum ou autre blog.

    NANTES LA BRUME, Ludovic GARNICA de la Cruz, chapitre XIV Moisson d’exil

    Ludovic Garnica de la Cruz. Nantes la brume. 1905. Numérisation Odile Halbert, 2008 – Reproduction interdite.

    L’amour est le dieu de l’égoïsme bienheureux. Est-ce pour sacrifier trop sur son autel que René oubliait son ami Charles ? Il l’avait revu très rarement depuis la mort de son père. D’ailleurs, le peintre conservait une tristesse et une solitude farouches. Dans l’atelier les meubles s’en allaient. Le fameux tableau encadré de mystère dormait sous son voile au centre de la pièce.
    La veille, René avait reçu une petite carte liserée de noir portant cette mention :

    Défunt Bigot a l’honneur de prévenir ses amis et connaissances de sa récente entrée dans le monde des empaillés. Il y jouit d’un parfait bonheur en un éden que n’ont jamais encore souillé les bourgeois. Réjouissez-vous avec lui.

    Charles avait montré à René le perroquet raide sur son perchoir. La pauvre bête était morte au milieu d’un cantique que lui apprenait son maître. Et celui-ci avait pleuré de vraies larmes en sentant le corps de son camarade se refroidir entre ses mains.

  • Je n’ai vraiment pas de chance, dit-il ; lui, le bon ami fidèle est parti. Il n’avait pas ce regard de mépris qu’on les passants quand je les frôle, prêts à insulter le fils du voleur. Est-ce ma faute à moi si mon père n’a pas réussi. Ils ont la rancune terrible et sauvage dans cette ville. Personne ne veut de mes tableaux. J’ai gratté la signature. Alors j’en vends quelques uns à des brocanteurs à des prix dérisoires. Il me faudrait bâcler des croûtes pour vivre. L’art, je n’ai plus la force d’un songer !
  • Charles, pourquoi de décourager. PUise à ma bourse ce que tu voudras. Nous ne t’avons pas délaissé, nous, les amis de la première heure.
  • Je vous sais tous à mes côtés. Mais la ville est noire. Sombre toile d’araignée dont je suis le minuscule prisonnier. Je me débats en vain dans les fils. L’emprise étouffante accourt. J’entends, du cloaque, sourdre les marteaux et les chaînes de la captivité et de la mort. Je suis l’être vif, le lépreux qui souille ses rues. Je suis le mauvais tableau qui s’expose aux chastes yeux des jeunes gens. Je suis la honte, le ruisseau fangeux qui les souille. Je suis pire qu’un assassin, qu’un souteneur ; je suis le fils du voleur. J’en ai assez de leur lâche cruauté. Ils voudraient me voir crever de faim. Ils ne pardonnent jamais. Ils baveront toujours sur le fils le malheur du père.
  • Ce soi-là, René faisait une partie de billard au cercle des étudiants. Dans la grande salle éclairée de larges fenêtres, une animation joyeuse tourbillonnait avec les fumées des pipes et des cigarettes. Les glaces se voilaient amoureusement au jour tombant. Doucement le lierre enlaçant le lustre se desséchait. De hautes affiches habillées de couleurs étincelantes paraient les murs. Sur les tables de marbre blanc les manilles se scandaient. Un calme écarté s’hypocritisait plus loin. Les piles de soucoupes glssaient avec une chanson de vaisselle sur le visage poli des tables. Des mots terribles tonitruaient horizontaux comme des coups de feu ; des éclats de rire, des discussions vives se trémoussaient d’aise. Par une porte entr’ouverte on entendait le piano et la voix d’un gosier enthousiaste hurlant quelque air favori d’opéra. La bibliothèque s’entassait ; un perpétuel froufrou de papier, les journaux du soir froissés, les revues parcourues. Sur la cheminée un charmant vénitien sérénadait à quelque lointaine et charmante Juliette. Ils étaient là, les Roméo de la jeunesse, ébruitant leur gaieté en des refrains juvéniles, mariant des toast blonds aux toast rouges, vidant des urnes d’exubérances. L’esprit se pavanait par les phrases. Et c’était aussi la joyeuse comédie de l’insouciance, de la marche fleurie vers la vie que l’on aperçoit facile et rêvassant sur les codes et les formales. D’aucuns discutent articles, d’aucuns maladies. Carabins, clerc, potards fraternisent à la cadence muette de la franche camaraderie et des amitiés naissantes. A l’abri des tentacules maudites des religions, des politiques, des calculs misérables de l’orgueil, on joue sur le même théâtre un morceau de vie, sans regarder en ennemi le camarade de travail de différente opinion. Etudiant, titre d’espérance comme un reflet de foi en des lendemains bienfaisants. Ils sont réunis su rle bord du rivage pour l’accolade avant de se disperser aux vents des exigences et des méfaits sociaux.
    Les billes du billard fonçaient comme des béliers les unes sur les autres ; leurs fronts claquaient. Attentif à sa partie, René n’entendit pas la porte s’ouvrir derrière lui. Charles Delange entra. Pâle, il attendit le coup de son ami, puis il l’appela pendant qu’il blanchissait sa queue.

  • Toi, ici ?
  • Je viens te dire au revoir. Je pars pour Paris.
  • Quand ?
  • Dans une heure.
  • Ahuri, le jeune homme abandonna le jeu et sortit avec le peintre.

  • Alors, c’est bien vrai, tu quittes Nantes ?
  • A l’instant même. Si tu veux me faire plaisir, accompagne-moi à la gare. Mes malles sont rendues. J’en ai assez du mépris des gens. Cet après-midi, ton oncle Lorcin n’a même pas daigné répondre à mon salut. Je juisle vampire ; le vampire s’en va. A Paris, jeme consacrerai à l’art, à mes études chères, débarrassé de la plaie bourgeoise. L’on neme cassera plus sur le dos à tout propos le suicide de mon père. Tous ne seront pas si acharnés à m’arracher les os de la bouche pour me punir du crime paternel. Et puis, la ville est trop mal habitée, ce n’est plus un lieu sain pour une âme d’artiste. On s’étiole ; l’esprit de tubercule ; la vitalité s’embourbe. Rien à faire ! Les crapauds ont sali la source pure.
  • La gare dressa sa face noirâtre, illuminée de pendants d’oreilles électrics. Les machines soufflaient sous leurs cuirasses des blocs de vapeurs. Ils pénétrèrent sous le hall. Les employés couraient, balançant des lanternes rouges et blanches. Ils se promenèrent côte à côte, longeant le bruit, heurtés des malles qu’on roulait, des voyageurs pressés. Un train au loin faisait la manoeuvre. Des points lumineux s’entrecroisaient comme la raquette d’un volant. A l’autre bour, par delà le spectre de la Loire, les usines Lefèvre-Utils brillaient, la ville grouillait dans la nuit.

  • Charles, tu m’écriras sitôt à Paris. Tu me donneras ton adresse. J’irai te voir et peut-être te rejoindre.
  • Pourquoi ne viens-tu pas dès maintenant ?
  • Non ! Je ne peux pas, c’est impossible.
  • Pardon ! J’oubliais Melle Lonneril, dit Charles avec amertume.
  • René baissa la tête sans répondre.

  • Te souviens-tu, repris le peintre quelques minutes après, de notre premier dimanche lors de ton arrivée de Brest ? Nous étions pleins d’enthousiasme. Nous comptions prendre d’assaut la ville à la pointe de nos audaces.
  • Et faire l’éducation des bourgeois à coup de bottes au derrière, disais-tu.
  • Beaux rêves ! Nous sommes bel et bbien des petits enfants qui ont voulu apprendre la sagesse à grand’mère, et que celle-ci chasse lorsqu’ils l’ont trop ennuyée. Ce serait plaisant d’avoir pu songer à endoctriner le vieux colosse paresseux sur son lit douillet de routines, nous, les pauvres mouches de son ciel, oui, très plaisant, s’il n’y avait pas une mort, beaucoup de sans, beaucoup de pleurs. Nantes est avachie. Sa carcasse n’est plus capable de novations. Potinière et bestiale, elle vomit de son sein les idées inhabituelles. Si l’on ne veut pas disparaître entraîné par la roue de la banalité, il faut fuir, chercher ailleurs le soleil réconfortant des renouveaux, des espoirs consolateurs. Ville-dépotoir du vice bourgeois, son emprise a mille tentacules empoisonnées. René, je regrette de te voir rester ici. Tu perds un temps précieux. Tu voles à ton existence des minutes de perfection totale. Ton âme s’immobilise, s’ankylose au souffle de l’ambiance.Lève les yaux sur la devanture de la porte, la devise du Dante y est gravée. Plus d’espérance, n’y crois pas. C’est le chaos vide, la cave aux déchets, surtout le néant, l’affreux néant sans issue.
  • Les voyageurs pour Paris, en voiture !
  • Charles monta dans un compartiment.

  • Mon cher René, tu recevras demain de mes nouvelles. Plus vite du viendras me retrouver, plus vite sera le vrai bonheur. Quand finira ton éclair d’amour, tu m’écriras. J’irai t’attendre à la gare d’Orléans. La vie utile commencera.
  • Nous irons, elle et moi, te voir à Paris.
  • Ne l’espère pas. Jeanne est nantaise d’âme et de corps. La fougue des premières joies apaisée, il te semblera avoir fait un faux pas.
  • Charles, tu me chagrines.
  • Soit, mon René, n’en parlons plus. A bientôt, si le ciel le veut. Embrassons-nous ; laissons nos âmes soeurs communier en un baiser.
  • René se hissa sur le marchepied. Ils s’embrassèrent aux ricanements des voisins. La locomotive siffla. Le train d’un coup de rein s’ébranla, glissa lentement, puis plus vite. Charles agita son mouchoir.

  • Adieu !
  • René sentit des larmes picoter ses yeux, son coeur sursauter à son côté. Là-bas, la figure triste de son ami s’éclipsait dans le brouillard qui commençait à descendre. Le train disparut couvrant sur la nuit un convoi lugubre de mauvais augure. Le silence revint ; le vide isola René ; un malaise étrange, pénible, comme si l’on venait de refermer la tombe de sa destinée.

  • NANTES LA BRUME, Ludovic Garnica de la Cruz, 1905
  • : chapitre 1 : le brouillard 2 : la ville 3 : la batonnier et l’armateur 4 : le peintre 5 : le clan des maîtres 6 : rue Prémion 7 : labyrinthe urbainchapitre 7, suite8 : les écailles 9 : emprises mesquines 10 : carnaval11 : le cul-de-sac – chapitre 11 suite – chapitre 11 fin 12 : les portes de Neptune13 : Cueillettes d’avril – 14 : Moisson d’exil – 15 :
    Ludovic Garnica de la Cruz. Nantes la brume. 1905. Numérisation Odile Halbert, 2008 – Reproduction interdite.

    Odile Halbert – Reproduction interdite sur autre endroit d’Internet Merci d’en discuter sur ce blog et non aller en discuter dans mon dos sur un forum ou autre blog.

    NANTES LA BRUME, Ludovic GARNICA de la Cruz, chapitre XIII Cueillettes d’avril

    Ludovic Garnica de la Cruz. Nantes la brume. 1905. Numérisation Odile Halbert, 2008 – Reproduction interdite.

    Quelques jours plus tard, René rencontra Melle Lonneril dans le passage Pommeraye. Elle était arrêtée à la devanture d’un magasin, admirant, sans doute les vases magnifiques panachés d’éventails en un méli-mélo de luxures éclatantes d’un goût raffiné. Le jeune homme fut ravi de la trouver séduisante en sa robe de tissu écossais aux tons brouillés où dominaient le vert et le bleu. Un boléro découpé sur une chemisette en soie développait sa poitrine sur laquelle s’étalait une cravate de mousseline neige. A la ceinture ses hanches se dessinaient fermes, inconsciemment provocantes par le dessin des contours inachevés sous les plis chevauchés de la jupe. Ses cheveux blonds illuminaient davantage son visage à l’ombre d’une capeline de mêmes couleurs que la robe, éclairée d’une boucle de strass au milieu d’un noeud drapé de liberty.

  • Tiens, dit-elle en se détournant, c’est vous monsieur de Lorcin !
  • Vous êtes délicieuse, murmura le jeune homme.
  • Ne me flattez pas, je croirais que vous vous moquez.
  • Vous vous tromperiez, mademoiselle. A quel bienheureux hasard dois-je de vous rencontrer ici ?
  • Je viens de chez une de mes amies. En rentrant je flâne.
  • Si vous voulez, nous flânerons un bout de chemin. Il me semble vous avoir vu depuis un siècle.
  • Elle sourit enle regardant. Ils descendirent les marches du grand escalier orné de statues d’enfants, d’étalages de souvenirs nantais et de broderies bretonnes comme des mouches d’or aux ailes bleues, de bazars débordants de jouets et de fantaisies amusantes. Au dessus d’eux le jour se promenait su rles vitres rogeoyant à la mort du soleil qui s’ensevelit à l’angle du ciel.
    Ils babillèrent heureux de se trouver seuls pour la première fois. Ils ne se dirent pas leur joie d’être l’un près de l’autre, mais lls la laissèrent percer à chaque phrase.
    Rue de l’Arche-Sèche, il lui prit le bas, elle le serra contre elle. L’intimité se fit plus profonde.

  • Vous sortez souvent, mademoiselle ?
  • Rarement ; il me faut des occasions.
  • Le pourrez-vous demain ?
  • Je ne sais pas.
  • Essayez. Je vous attendrai à cinq heures et demie au square St-André. Nous serons si bien cachés au centre de la verdure tranquille.
  • Et s’il pleut ? railla-t-elle gentiment.
  • Nous serons plus en secret encore sous le même parapluie… Vous viendez ?
  • Je ferai mon possible… Je vous le promets.
  • A demain… bonsoir, mademoiselle.
  • Alle retroussa sa robe, montrant sa jupe de moire rose, et disparut plus légère – le coeur a peut-être parfois des ailes.
    A cinq heures, il s’impatientait déjà en parcourant les allées vides du petit square. Les vieilles commères qui marmottent de douces médisances, enfantent enleur stérilité de persistantes calomnies sont parties au foyer et le gardien travaille seul, les épaules basses. L’Erdre résonnait du bruit des lavoirs ; les camions filaient au delà des grilles assourdissant le jardin en triangle. Plus loin la passerelle de Barbin voûtait sur l’eau moire son dos ajouré comme un bas de mariée. Pour la vingtième fois, René Regarde les marches qui descendent du cours Saint-André entre les placides caricatures débarbouillées de Du Guesclin et d’Olivier de Clisson. Il scrute du regard le quai Ceineray, ombrellé de ses arbres, la rue Tournefort, la rue Sully. Le cadran du collège Saint-Stanislas, gros comme une montre dans le lointain sonne la demie.
    Soudain, derrière lui, le sable craque dans un frou-frou. Il se détourna devinant l’arrivée.

  • Bonsoir, mademoiselle. Je ne comptais déjà plus vous voir.
  • Oh ! Je suis d’une exactitude militaire.
  • Ce n’est pas un reproche ; je m’en voudrais de vous en faire. Venez vous asseoir quelques instants.
  • Elle le suivit coquettement en sa ravissante toilette. Elle avait jugé ce rendez-vous important et s’était faire aussi séduisante que possible. Un paletot mastic aux manches bouffantes ornées de galons japonais. Au col, des flors de rubans pékinés par des comètes de velours noir, les bouts flottants serrés par des glands de soie. Son large chapeau de paille verte était fleuri de roses. Cette abondance d’étoffes rythmait une chanson de fraîcheur captivante, jouant sur le cerveau de René l’or d’une coupe de champagne. Des parfums montaient d’elle, l’enveloppaient, enveloppaient René, mêlés à son odeur de chair neuve de femme aimée.
    Assis, il prit sa petite main gantée.

  • Comme c’est gentil d’être venue ! J’aurais eu vraiment de la peine si vous aviez manqué votre promesse.
  • Ce n’aurait cependant pas été ma faure. Je sors si rarement, si difficilement. Maman ne veut pas toujours.
  • Les femmes peuvent l’impossible quand elles le veulent.
  • Les hommes eux sont trop égoïstes.
  • Avez-vous pu vous en apercevoir ?
  • Peut-être. Avant tout leur plaisir ; le reste, s’ils ont du temps.
  • Je ne discute pas. Je sais que le plaisir m’est ici et que le temps qui me restera après votre départ sera vide.
  • Est-ce bien sûr ? N’êtes-vous pas fort occupé ?
  • Et par quoi ? Mon droit ne …
  • Elle haussa les épaules.

  • Ne mentez pas ? D’anciennes connaissances.
  • Je n’en ai plus.
  • C’est déjà mai d’en avoir eu.
  • Seriez-vous jalouse ? On n’est jaloux que de ceux qu’on aime.
  • Oui, René, je l’ai été depuis le mois de novembre… et je le suis encore.
  • Mais ne savez-vous pas que mon idylle d’hiver est terminée depuis longtemps.
  • Je le sais… mais les autres ?
  • Ah ! les autres, des passagères inconnues dont le visage est oublié à mes yeux pleins du vôtre, des amies quelconques d’un soir, que votre parfum a fait dissiper comme une vapeur malsaine, des vices que l’on méprise par ce qu’on les voir plus nus. Cela, c’est du passé mort, au creux d’un sépulcre scellé hermétiquement, queles pages sombres de la vie. Dites, Jeanne, Voulez-vous, après cette noire préface, composer le livre ensemble ? Le dieu d’amour en fera un travail de Pénélope que l’on recommence à chaque chapitre sans jamais en signer l’épilogue.
  • Il pressait dans les siennes sa main brûlante à travers la peau du gant.

  • Je suis franc, Jeanne, ne le voyez-vous pas ? J’ai souffert d’un caprice brutalement arraché parce que je l’ai jugé injuste. J’ai souffert ensuite de ma vengeance. Mon âme est encore malade, non de la réputation imbécile que le peuple nantais peut m’avoir faite de son insipide potinage, mais des éclaboussures du mal dont j’ai heurté des flaques. Par mes efforts je me suis éloigné du marais infect qui grouille par toute la ville. Au convalescent, il faut un sourire de soleil à travers les vitres ; à ma convalescence il me faut un amour exquis. Aimer : le doux remède de tout mal, de toute chute, le calmant mystérieux de toutes les blessures, le salut divin de l’égaré qui tâtonne son chemin. Jeanne, vous m’aimez, je le sais, dites-le moi vous même, non de vos gestes, non de vos regards, mais de vos lèvres ?
  • Il courba la taille flexible de la jeune fille vers sa poitrine, attendant une réponse. Elle baissa la tête sans parler.

  • Dites, Jeanne ? supplia-t-il? Vous m’avez laissé deviner votre amour. Il n’y manque plus que votre aveu. Parlez si bas que vous voudrez…
  • Elle se leva brusquement.

  • L’heure passe, monsieur, je me sauve.
  • Resté sur le banc il la contempla triste. Elle lui prit la main et rapide :

  • Oui, René, je vous aime.
  • Le gardien armé d’une pique inspectait les allées, emprisonnant et enterrant d’un coup sec les morceaux de papier. Il passa près d’eux d’un air indifférent. Les squares, n’est-ce pas fait pour les amoureux ?
    Sur la place Saint-Pierre, ils se quittèrent. A demain. Régulièrement ils devaient se voir pami les arbustes confidents du premier rendez-vous.
    Ils fleurirent de leur bonheur les voisinages déserts qu’ils choisissaient de préférence, loin des railleries mesquines des badauds. Rire dela beauté est le propre de la majorité des êtres à face humaine, de ce rire absurde qui fait aimer le chien, mépriser le maître. Solitairement, ils s’exilaient entre le silence de la rue des Orphelins, jusque là-bas derrière la caserne des dragons. Ils descendaient le boulevard extérieur à la paisible tranquilité des arbres. Ils allaient s’asseoir quelques minutes – lorsqu’elle avait une heure de plus – sur la prairie de Mauves qui se mûrissait comme une amante nouvelle sous la fécondation du soleil. La planturesque nonchalance de la prairie rêveuse et grave au bord de la Loire les envahissait de tendresse. Leurs lèvres se cherchaient, se collaient longuement. Ils buvaient à même une coupe de lèvres où moussaient leurs langues inassouvies. Tout était silence alentour. Le frottement des baisers chantaient l’hymne de l’au-delà des voluptés inquiètes. Le désir de feu mordait à satiété dans les chairs, mais la voix du retour ricanait le long des fossés.

    Un matin, René reçut une depêche de Brest. Son oncle était mort l’instituant son légataire universel. Il partit aussitôt et resta cinq jours absent, sans pouvoir prévenir sa chère Jeanne. Celle-ci très attristée l’attendait chaque soir au petit jardin habituel. Puis elle ne vint plus, persuadée de la fuite du jeune homme vers quelque aventure du temps passé. Et elle pleura.
    A son retour de Brest, René ne sachant comment la rencontrer, prit le parti de l’attendre à la grande poste où elle venait de temps en temps. Au centre de la vasre salle encombrée d’un énorme poële, garnie de quelques bancs minuscules, il espérait la voir venir. Derrière les cages, les employés grinçaient de plumes, tambourinaient de leurs tampons. Comme une marée les timbres, les récépissés, les monnaires fluaient et refluaient sur les tablettes de cuivres. Au fond, la poste-restante s’encombrait de voyageurs et d’inconnues hautaines ou timides. Au guichet, les noms bondissaient, l’alphabet sautillait, d’aucuns comptaient. Le commis indifférent, brutal, froissait les épitres à en-têtes commerciales et les discrètes missives parfumées. Monnaie couratnte pour son métier, ces petits chiffons délicats dans lesquels se jourent parfois la destinée terrible d’une vie entière, le bonheur ou la mort douloureuse et infamante ! Chacune s’en va, s’éparpille, emportant son secret., ce secret qui ouvre enfin la porte aux boudoirs des caresses divines et des adultères, ce secret qui vend des corps au poids du plaisir, qui met des taches pourpres au satin des souliers, qui sème les pleurs comme le vent d’automne sème les feuilles affaiblies. Les battants se déversent et s’écoulent aussi rapidement. Sillage étrange de têtes diverses, depuis le riche bourgeois jusqu’au flâneur déguenillé, la dame aux jupes élégantes jusqu’à la grue du ruisseau. L’égalité traînaille au bord des comptoirs.

    Un soir, elle vint ; il alla vivement à sa rencontre. Elle eut un sourire de joie.

  • Vous !
  • Je vous attendais, Jeanne. Qu’avez-vous cru de moi ? Du mal, peut-être ? J’étais à Brest pour l’enterrement d’un de mes oncles. Je ne savais coment vous avertir sans crainte de troubler votre paix.
  • J’ai eu peur. On doit souffrir beaucoup quand on aime, n’est-ce pas à propos de rien… de mille chimères absurdes ?
  • Voulez-vous réparer cette absence par une longue promenade demain ?
  • Elle réfléchit.

  • Non, dit-elle, après-demain ; ma mère s’absente toute la journée. Je serai libre dès une heure. Attendez-moi au petit jardin, sans faute.
  • C’est cela. Quel bonheur ! Nous reprendrons le temps perdu aux banalités de l’existence.
  • L’oubli des tristesses a fui vers d’autres rives. Il faut si peu de choses pour l’expulser, parfois un serrement de main.

    Il pleuvait une eau condensée qu’un vent violent, soufflant par rafales, faisait tourbillonner en flocons de brouillards sur la face morne de la ville ramassée dans la brume comme un colimaçon dans sa coquille. Le ciel éployait son éventail gris d’une tristesse mortuaire, laissant échapper des plumes épaissies. Et la pluie froide flaçait de ses petites mains la peu des visages sous les parapluies ballotés. Les doits ruisselaient des perles diamantées. Les gouttières ronronnaient doucement et vomissaient sur les trottoirs purs comme des glaces. De tous les pores de l’espace, il bruinait une torpeur agaçante qu’ondulait un rythme éternellement repris en sourdine à la harpe mouillée.

    Ils se rencontrèrent tous deux troussés et crottés, nerveux sous la pluie qui les caressait, railleuse, de ses lèvres fraîches. Il s’approcha d’elle et comme les parapluies se heurtaient, il la pria de ferme le sien.
    Indécis, ils regardaient les feuilles dégoutter, les aiguilles humides picoter dans l’eau de l’Erdre mouvante, sillonnée de trous, ainsi qu’une table où l’on tire aux macarons. Jeanne avait ses bottines trempées. Ils piétinaient dans les rigoles.

  • Qu’allons-nous faire ? murmura-t-elle.
  • Elle grelottait.
    Je comptais sur une longue promenade parmi le réveil du printemps. Il faut y renoncer. Nous tremlez ; vous attraperez un rhume, si nous restons sous la pluie. Voulez-vous venir chez moi ? Je vous ferai les honneurs de mon logis.
    Elle se fit prier, puis accepta. Elle lui prit le bras parfaitement cachée sous la soie du parapluie.

    René enflamma quelques brins de bois dans la cheminée, et, pour elle, approcha le plus joli fauteuil. Il délaça ses bottines humides et les remplaça par des pantouffles à lui, un peu grandes mais suffisamment sèches. Elle jeta son chapeau sur le lit et sa chauffa les mains à la flambée.

  • La flamme a rosé vos joues… Il fait meilleur ici que dehors… Et nous sommes plus seuls, plus libres.
  • Il s’assit au bord du fauteuil, passa son bras sous l’aisselle de la jeune fille, lui caressa les joues des ses lèvres.
    Comment trouvez-vous ma chambre ? Elle est simple. Jamais cependant elle ne fut si belle ; vous lui manquiez. C’était le vase à fleurs vide… Vous êtes le bouquet d’amour qui l’ornez.

  • Oh ! le flatteur.
  • Que dire d’intéressant sans parler de vous. Et comment ne pas flatter ce que l’on aime ?
  • Il se laissa tomber près d’elle, puis il la pris sur ses genous. Il chercha quelque chose à fire ; il ne trouva rien. Alors il comprit qu’il valait mieux se taire, que l’heure était venue du silence plus loquace que nul autre. Il la pressa contre lui, chercha sa gorge, son oreille et sa bouche tremblante. René trouvait une rose où sa langue allait puiser une liqueur printannière. Avec une douceur cauteleuse il défit un à un les crochets du corsage et découvrit le sommet des seins dormant leurs nez roses sur la chemise enrubannée. Il les caressa tous deux, les prit chacun leur tour dans sa main, joua avec les extrémités. Ils semblaient si frais qu’il voulut y goûter. Il approcha ses lèvres, les suça dévotieusement comme un bébé.
    Jeanne ne disait rien. La tête appuyée sur l’épaule du jeune homme, elle fermait les yeux, égarée sans doute dans quelque rêve étrange, inconnu de son esprit vierge.
    René s’enhardit. Quand il se fut rassasié des seins mignons, il glissa sa main sous les jupes, les long des mollets et des cuisses. Là, entre les bas et le pantalon, il trouva un coin de chair. A ce contact, la jeune fille poussa un léger cri, elle s’efforça de rabaisser ses jupes, d’écarter la main de René. Mais celui-ci la pressa contre lui, chercha ses lèvres, emprisonna sa langue avec la sienne. Elle se tut, vaincue.
    Triomphant, il continua sa conquête amoureuse. D’un coup sec, il fit sauter le bouton du pantalon, tira délicatement la chemise. Il sentit enfin la chair nue, brûlante. Une chair sur laquelle il promena ses doigts avides de connaître les contours bien accentués, dun poli duveté. Il caressa le ventre, le nombril où il appuya son index, puis plus bas, ses doifts se plongèrent dans des toufffes épaisses, légèrement humides.

  • Oh ! René, laissez-moi, je vous en pris, murmura-t-elle, sans chercher à se défendre.
  • Je t’aime, Jeanne. Laisse-moi t’aimer ?
  • Il la sentair qui s’énervait de désirs à ses chatouillements. Son cerveau brpulait. La posséder de suite. Elle s’agitait sur ses genoux et soupirait à son oreille. QUand il jugea le moment propice d’une futile résistance, il l’emporta sur le canapé et l’étendit sur le dos. Il se coucha sur elle de tout son long, chercha encore sa bouche, sa langue. La ceinture tomba sur le bois du meuble ; il retroussa les jupes, essaya de descendre le pantalon, mais celui-ci restait accroché au corset. Il ne put y parvenir, embarrant ses mains malhabiles et pressées dans d’innombrables lacets. Il se redressa pour voir plus clair, furieux de cet obstacle ridicule. Alors Jeanne se défendit vivement. Elle eut honte de se trouver ainsi entre les bras du jeune homme. Elle voulut se lever.

  • René, laissez-moi où je ne reviendrai plus ; je ne vous reverrai jamais.
  • Défais ces liens, Jeanne, où je les casse.
  • Vous êtes méchant, laissez-moi ; je vous en prie.
  • En voilà des ficellements extraordinaires. Jeanne, défais-les. Je vais déchirer.
  • Méchant, tu es méchant. Tu ne me reverras plus.
  • Allons donc, reprit-il, haussant les épaules.
  • Devant son air penaud elle se mit à sourire.
    Fébrilement, il explorait les attaches et découvrait enfin l’épingle de sureté malencontreuse. Elle emprisonnait ses mains, le repoussait, remuait les jambes, le suppliait toujours. L’épingle roula sur le rapis. Le pantalon glissa découvrant un ventre blanc et ferme, la base ombrée de poils blonds.
    De nouveau René se pencha sur elle, lui prit la bouche. Elle lutta avec ruse. Heureuse de demi-bonheurs, repoussant les ardeurs qui lui faisaient mal. Elle refusa de se donner. Ce fut lui le vaincu, qui chercha soudain sa bouche dans un spasme trop hâtif et vain, imprimant un « je t’aime » en une morsure sanguinolente. La jeune fille avait tressailli du bonheur de l’aimé ; elle l’avait serré fortement dans ses bras ; une sensation étrange la pénétra. Elle ne se débattit plus, l’approchant au contraire en attouchement plus direct, puis le berça de ses baisers pendant le repos qui suit la complète jouissance. Elle souriait heureuse, aimat de tout son coeur, ne se souvenait de rien. Son triomple de vierge ignora la pudeur.

  • Tu ne m’aimes pas, lui dit-il doucement.
  • Si, tu le sais bien.
  • Elle souriait. Une franche gaieté volutait de tout son corps. Ses deux bras la suspendaient câline au cou de son ami.

  • Mauvaise mignonne, vous reviendez demain ?
  • Peut-être… si je peux… attendez-moi
  • Il la redonduisit jusqu’à l’entrée de sa rue et lui envoya du bout des lèvres un baiser, alors qu’agile elle disparut.

    A cinq heures le lendemain elle frappait à sa porte ; René s’empressa de la recevoir d’abord dans ses bras et de lui offrir un bouquet de baisers. Ils s’installèrent encore dans le grand fauteuil. Elle se laissa câliner sur ses genoux. Il renouvela ses caresses les plus curieuses, les plus passionnées. Puis il l’emporta sur le lit, en l’arche des rideaux. Près d’elle, il lui conta mille petites choses tendres, pendant qu’insensiblement il la déshabillait. Bientôt elle n’eut plus que sa chemise brodée à faveurs bleues. Les seins jaillirent hors la dentelle. Ils se cachèrent dans les draps. Leurs jambes se mêlèrent. Il appuya le corps nu de l’aimée contre le sien. Leur respir se confondit. La chair battait contre la chair. Elle lui répétait son amour, cherchait avec une ardeur insatiable sa bouche, sa langue caressante. Elle-même tendait sa poitrine aux suçons, tout son corps aux baisers avides. Elle s’offrit.

    Quand il l’eut prise avec précausion des pleurs mouillaient ses yeux. René avant endendu ses cris étouffés de la souffrance du premier bonheur d’amour. Il la consola de sa tendresse.

  • Je t’ai fait mal ?
  • Oh ! oui, méchant.
  • Tu m’en veux ?
  • Non, mon loup. Je t’aime.
  • Elle devenait de plus en plus câline. Sa pudeur primitive était morte. Entre les doigts de l’amant elle savourait l’exquise sensation d’être choyée. La chair jusqu’en son intimité avait faim d’être pétrie. Ses lèvres connurent l’homme. Elle le voulait plongé en unlacis de caresses nouvelles, inaugurant une science inconnue qui s’apprend toujours une fois apprise.
    Au tic tac de la pendule coulait leur calme érotisme, un érotisme enfantin d’une saveur plein de curiosité. Sept heures sonnèrent.

  • Déjà, s’écria-t-elle, je suis en retard. Tu vas me faire gronder.
  • Reste encore, Jeanne
  • Elle l’embrassa follement, lui mit le museau rose de ses seins sur les lèvres.

  • Dis-leur bonsoir.
  • Et elle s’habilla vite, passant vertigineusement, jupes, bas, corset, robe en un froufrou ravissant.

  • A demain, Jeanne
  • N’es-tu pas le maître, maintenant ?
  • Les draps traînaient. Des taches de sang semblaient des fleurs de cire rouge.
    Elle rougit.

  • J’ai signé mon esclavage avec mon sang.
  • Chérie, je serai le meilleur des amants.
  • Et moi la plus gentille des maîtresses.
  • Bonsoir, Jeannette. Tu auras de jolis rêves. Vois-tu l’on est véritablement heureux lorsqu’on est débordé par la joie d’aimer. L’ennui ne vient jamais s’asseoir aux chevets de ceux qui s’attendent avec confiance. L’unique souffrance est que l’on juge trop bien l’inutilité de l’alentour.
    Il la prit dans ses bras.

  • A bientôt. Je t’aime de tout mon coeur. Jeanne, il arrivera sous peu que je te conserverai avec moi. Nous habiterons ensemble. Nous aurons le jour et la nuit pour nous aimer.
  • N’en demandons pas tant. Mes parents…
  • Vouloir, c’est pouvoir. Qu’avez-vous à attendre d’eux maintenant, sinon la perpétuelle barrière à vos désirs, à votre amour, le tyrannique égoïsme du bourgeois qui défend sa fille aux appels légitimes de ses sens. Pour vous, la famille, c’est la haine, la rancune, la lutte insupportable, la mauvaise écurie que l’on doit fuir pour le palais du bonheur où l’hôte aimé vous attend les bars ouverts, aux sons des cloches joyeuses de la liberté. Les abandonner, c’est reprendre votre droit à la vie, élargir votre essor vers l’horizon du renouveau, c’est pénétrer dans le jardin embaumé d’ivresses, fleuri de caresses, sarclé d’espoirs, le jardin inconnu de votre âme que l’amour dévoilera à vos yeux éblouis, à votre coeur fasciné, en ses moindres détails, et vous y goûterez la paix céleste en entendant chanter les sources.

    Ludovic Garnica de la Cruz. Nantes la brume. 1905. Numérisation Odile Halbert, 2008 – Reproduction interdite.

    Odile Halbert – Reproduction interdite sur autre endroit d’Internet Merci d’en discuter sur ce blog et non aller en discuter dans mon dos sur un forum ou autre blog.

    NANTES LA BRUME, Ludovic GARNICA de la Cruz, chapitre XI le cul-de-sac

    début du chapitre XI : le cul-de-sac

    chapitre 1 : le brouillard 2 : la ville 3 : la batonnier et l’armateur 4 : le peintre 5 : le clan des maîtres 6 : rue Prémion 7 : labyrinthe urbainchapitre 7, suite8 : les écailles 9 : emprises mesquines 10 : carnaval11 : le cul-de-sac
    Ludovic Garnica de la Cruz. Nantes la brume. 1905. Numérisation Odile Halbert, 2008 – Reproduction interdite.

    Coac… coar… ard… ac… ard…coc coa cco ard…

  • Phare, Populaire… vient de paraître
  • Les vendeurs de journaux se dispersaient en la ville, hurlant dans leur corne criarde et courant sans cesse à qui arriveraient les premiers au bout des multiples artèes. D’autres allaient prendre leur place coutumière près du kiosque des trams, ou faisaient la tournée des grands cafés.
    Sept heures et quart environ ; René se rendait au restaurant. Un camelot l’agaça : Phare, Populaire, m’sieu ! Il acheta un numéro de chaque.
    De nombreux trottins troussés jusqu’aux genoux se pressaient par les rues boueuses, montrant leurs mollets séduisants aux vieux marcheurs l’oeil au guet. Les magasins vidaient leurs employés, calicots inanes et coquettes vendeurs aux yeux cerclés par les doigts de l’amour, aussi les humbles miséreuses trop pauvres ou trops laides, les souffre-douleur d’ateliers dont on ricane au passage, l’apprentie qui se poudre et singe la première.
    Rue d’Orléans, à la devanture d’un marchand de comestibles, où sur la nappe blanche et propre d’architecturaient des plats succulents, sculptés de promesses alléchantes, une gosse se haussait sur la vitrine ; elle semblait fascinée, enflant ses narines. La gamine n’était pas grosse ; ses os se moulaient à sa robe noire mince pour l’hiver. Comment ne grelottait-elle pas sous cette minuscule pélerine qui lui tombait à peine aux coudes ? Pas de fourrures, pas de gants, des doigts bleuis, croisés sur son corsage, une petite frimousse pâle exsangue, adorablement jolie ; ses cheveux étaient enroulés en chignon, – comme une dame, quoi ! Flairant une nouvelle aventure, René l’aborda gentiment.

  • Aimeriez-vous ces plats ?
  • Oh ! oui, monsieur.
  • Voulez-vous dîner avec moi ? il y aura des choses aussi bonnes.
  • Je veux bien… Vous ne me ferez pas rentrer tard car je serai battue ?
  • Non ! J’irai vous reconduire.
  • Au restautant. Une salle étroite. Un feu de charbon rouge comme une blessure vive. La table bourrée de plats exquis ; une orgie d’excellents mets et de vins de choix. René en face la gamine. Il lui avait noué la serviette autour du cou ; sans crainte de se tâcher, elle fourrageait ses mains dans la graisse, le beurre et les sucreries. Elle dévorait gloutonnement, graissait ses joues, son menton, son nez, usait rarement de la fourchette, préférant la commodité à l’usage. René s’amusait fort intérieurement de la voir se gaver.

  • Tu avais faim, je crois ?
  • Dame, je n’avais pas mangé depuis hier soir. Et encore, c’est pas bon chez nous ?
  • Vous êtes nombreux chez vous ?
  • Y a le père, la mère et deux mômes de cinq et six ans… qui sont bien mignons… on n’est pas riches, monsieurs, on n’a pas de pain tous les jours. Le père est manoeuvre. Il travaille pas souvent. Il se cuite avec ses paies et nous bat tous quand il est saoul., autrement, il est pas méchant. La mère est estropiée. Elle est des jours sans se lever. Elle se plaint. Le médecin dit que c’est pas la peine qu’il vienne, qu’y a rien à faire. Quant aux moutards, ils n’ont pas de fricot comme ça eux.
  • Tu les aimes bien tes petits frères ?
  • Ils sont si mignons… on se prive pour eux. Les grands supportent mieux la misère que les petits… Veux-tu que j’emporte du poulet dans un papier pour leur donner avec des gâteaux.
  • Prends ce que tu voudras ; tiens, aussi cette pièce d’or.
  • Non : Maman me battrait… et le père donc, y m’en ficherait une tournée… Je leur donnera ça à manger en cachette ; ils seront contents… J’en ai assez… où vas-tu m’emmener maintenant ? Tu ne me feras pas rentrer tard ?
  • Sois tranquille… Embrasse-moi si tu es contente.
  • Elle s’essuya soigneusement la bouche et grimpant sur ses genoux, elle l’embrassa sur les deux joues.
  • Quel âge as-tu, douze ans ?
  • Des prunes… dix-huit ans au mois de mai prochain.
  • Tu mens… une gringalette comme toi.
  • J’ai pas profité, pardine. Nous, les pauvres, on peut pas se développer comme les riches, à boire de l’eau, du pain sec et quelquefois des journées à souffrir la faim et travailler quand même sous peine d’être jetée à la porte par la patronne.
  • Qu’est-ce que tu fais ?
  • Je suis chez une couturieur. Elle me donne quinze sous par jour… Et je ne paie rien ; je porte le tout à la maison… Ça nous fait pas beaucoup pour tous.
  • Ça ne m’étonnent pas si les devantures gourmandes te tentent.
  • Oh ! Elles ne me tentent pas. Je suis envieuse. Je le fais exprès.
  • Exprès ?
  • C’est un truc. Quand j’ai trop faim et qu’il y aura pas à la maison, je me colle comme ce soir contre la vitrine. C’est rare qu’il ne passe pas un vieux qui m’invite à dîner avec lui.
  • Ce soir, ce fut un jeune…
  • C’est la première fois.
  • Lorsque tu as dîné qu’est ce qu’ils te disent les vieux ?
  • Ils m’emmênent avec eux dans une chambre… Je couche avec, pardi.
  • Et ça te fait plaisir d’aller avec ces gens-là.
  • Ça m’est égal… ni froid ni chaud… faut payer avec ce qu’on a…les hommes ne donnent pas à mangers aux filles pour rien.
  • Tu ne sais donc pas que c’est mal ?
  • Mal !… et crever de faim est-ce bien ?
  • Tu te trouves heuseuse ?
  • Ça dépend… Quand j’ai bien mangé et que le père me bat pas, je suis contente.
  • Longtemps encore il l’interrogea. Elle répondait de sa voix simple, contant avec naïveté son humble vie d’héroïsme, de dévouements, d’abnégation, avec une résignation touchante et triste à pleureur ; une âme d’élite que la misère imbécile consuit à l’indifférence de la brute par les sentiers de la souffrance besogneuse. L’idéal tué à coups d’épingles ; sur son cadavre l’acceptation d’une existence bornée aux soucis pressant du vivre quotidien, avilissement naturel, comme fatal, du corps chétif idiotant l’âme.
    Il eut pitié de la pauvre fille. Il la caressa tendrement, presque dévotement, ainsi qu’une martyre nécessaire à la société. Il crut s’amurer avec une petite soeur longtemps absente, une petite soeur orpheline sans autre soutien qu’un grand frère. Elle s’était chattement pelotonnée dans ses bras. En ce nid chaud elle s’était endormie. Le silence. L’horloge tic-taquait, insupportable, régulière. René râvait, les doigts frisottant les boucles de la gamine. Son rêve puisé à la beauté de sa compagne lui mit soudain un désir comme un coup de fouet. Il se leva en sursaut.

  • Partons, dit-il à voix basse.
  • Somnolente encore elle se laissa conduire par la main. L’air frais de la nuit la réveilla complètement.

  • Où habites-tu, petite ?
  • Rue des Carmélite… on rente ?
  • Oui.
  • Tu ne fais pas comme les autes ?… Tu me trouves mal ?
  • Non !… Je te plains de tout mon coeur et je t’aime pare que tu es une souffrance immérité dont les goujats seuls peuvent abuser.
  • Alors, c’est pas pour ça… que tu m’as offert à dîner ?
  • Non !… C’est parce que tu m’as fait pitié.
  • Dis-tu vrai !… Tu as peut être dégoût des vieux d’avant toi !
  • Il ne répondit pas. Elle secoua la tête.
  • C’est pas possible que tu m’aies donné à manger pour la peau… Tu me connaissait pas… Tu me carottes.
  • Crois ou ne crois pas, petite amie, reprit avec sévérité René. Je n’ai aucun mépris de tes antérieurs. Je n’en ai qu’une grande compassion. Fais ce que tu voudras. Sache cependant qu’il y a de bons coeurs, des âmes susceptibles d’obliger leur prochain pour le bien ou comme réparation de l’inégalité des fortunes. Si tu penses parfois à moi, rappelle-toi que je t’ai aimée en maudissant le sort qui t’a jetée dans la vie… Au revoir, mignonne, je m’appelle René de Lorcin ; j’habite ru Saint-Pierre. Si tu as faim, viens chez moi ; tu auras ce que tu voudras sans te demander en échange qu’un baiser de soeur, et une promesse de ne plus retourner avec ses autres qui profitent de leur charité.
  • Des larmes brillaient aux cils de la jeune fille.

  • Bonsoir, monsieur, merci… voulez-vous que je vous embrasse ?
  • Il se pencha. Elle entoura son cou de ses deux bras et lui dit imperceptiblement à l’oreille.

  • Si vous voulez, je vous aimerai de tout mon coeur… je sor le soir à sept heures rue d’Orléans.
  • Avait-elle menti ? Etait-elle partie ? Ne se rappelait-elle plus son adresse ? René ne la revit pas et ne sut jamais ce qu’elle était devenue.

    Le lendemain matin avant de se lever, il s’étirait, retardait le moment de sauter sur la descente de lit. Les journaux achetés la veille gisaient sur la table de nuit. La tête hors des draps, il les parcourut par ci, par là. Un titre l’attira : Suicide d’un banquier. Il fut stupéfait, épouvanté…

    « … Hier, vers quatre heures et demie, une détonation retentissait dans le cabinet de M. Delange, banquier, rue de la Barillerie. Les employés se précipitèrent. Ils trouvèrent leur patron encore assis dans son fauteuil de cuir, couvert de sang, la cervelle éclatée, un oeil hors de l’orbite. On courut prévenir la police… »

    René se leva comme un fou, s’habilla en deux tours de main et courut chez le peintre.

  • Tu as sans doute appris la triste nouvelle et tu viens m’apporter tes condoléances, lui dit Charles en le voyant entrer.
  • Mon pauvre ami, je viens de lire le journal. C’set affreux. Je tiens à te renouveler mon amitié et me mettre à ton service pour tout ce dont tu pourrais avoir besoin.
  • Charles sourit douloureusement.

  • Ne pas abandonner le fils d’un suicidé, c’est déjà la meilleure preuve de l’amitié. Merci ! Autour du cadavre vont s’agiter les spectres de la haine. Ils remueront la mare de sang de mon père pour m’en éclabousser la face. Leur rancune ne pardonnera pas les pertes d’argent. Toucher la bourse, c’est toucher plus qu’à la vie. Vae victis ! Je vais apprendre ce que va ma couter mon dédain de leurs préjugés, de leurs routines, de leurs allurs de gens bien pensants. Ils vont souffler sur mes ailes orgueilleuses et lointaines l’odeur cholérique de leurs méchancetés satisfaites ; ils s’en donneront à coeur joie dans le sang caillé du suicide.
  • L’enterrement fut triste, presque une fuite. René et quelques rares amis, peu de parents honteux accompagnèrent Charles derrière le cercueil de son père. La ville semblait pressée de se débarasser d’un pustule soudainement crevé.

    Ludovic Garnica de la Cruz. Nantes la brume. 1905. Numérisation Odile Halbert, 2008 – Reproduction interdite.

    Odile Halbert – Reproduction interdite sur autre endroit d’Internet seule une citation ou un lien sont autorisés.