Oui, j’ai bien écrit « ma » guerre d’Indochine. Certes, je ne l’ai pas vécue en temps et en lieu, mais je viens vous conter comment elle est entrée dans ma vie.
Début des années 60, je commençais à travailler, mais au loin, faute de mieux. A l’époque 48 h/semaine, y compris le samedi matin, et pour revoir ma famille le train jusqu’à Paris, avec le changement de gare entre la gare de Lyon et Montparnasse, avec l’horrible changement de métro au Chatelet, et les interminables couloirs du métro de Montparnasse.
Donc, après la journée de travail et tout ce trajet, c’était une arrivée à Montparnasse vers 21 h pour le train de nuit qui partait vers 22 h et arrivait au Pouliguen à 6 h 30 le lendemain, là où ma famille m’attendait pour fêter les fiançailles d’une de me sœurs.
Le train d’époque, qui n’avait rien d’un TGV, avait des wagons à compartiments à 8 places et je n’avais aucune réservation. Après ma journée de travail, debout et assez prenante, mes nombreux trajets, j’arrive enfin à Montparnasse à 21 h et me précipite dans le train pour m’assoir et prendre enfin du repos. J’ouvre un compartiment et brusquement je suis happée par les épaules et la porte du compartiment se referme sur moi. Un homme jeune me jette face à lui le long de la fenêtre. J’entends « On m’a appris à tuer, je vais te tuer ! » tandis que mes yeux découvrent une sorte de couteau à lame à 3 faces, sur moi.
Et je vais entendre cela toute la nuit. Je ne serai libérée qu’à Saint-Nazaire, à 4 h 30 le lendemain matin. Car, par hasard, cette nuit là, personne n’a ouvert cette porte, pas même un contrôleur.
Arrivée dans ma famille, il n’était question que des fiançailles de ma soeur, et pas question de pigner, donc l’affaire resta inconnue de tous. J’ai cependant durant quelques décennies mis un couteau sur ma table de nuit et il était le garant de mon sommeil, car je n’ai jamais pris de somnifères et j’ai toujours bien dormi, si ce n’est que parfois, ceux qui dormaient dans la chambre voisine entendaient soudain un hurlement et effectivement je me réveillai en hurlant, mais sans aucun souvenir d’un quelconque rêve ou cauchemar, et je n’ai jamais rêvé dans ma vie, ou du moins je ne me souviens d’aucun rêve.
J’ai eu la chance exceptionnelle d’avoir 30 minutes d’entretien avec un autre ex militaire blessé psychiquement. Je travaillais aux Tréfileries du Havre à Montreuil-Belfroy, et un matin mon voisin de chambre, un Allemand qui venait parfois entretenir les machines, me rencontre et échange avec moi sur ses hurlements et les miens la nuit. Jamais je n’oublierai cet extraordinaire échange avec un homme blessé par ce qu’il avait été contraint d’exécuter pendant la guerre. Au passage je souligne ici que tous les Allemands n’étaient pas des tueurs volontaires, et ce témoignage que j’ai eu directement en est l’illustration. Je regrette seulement que la France ait tant tardé depuis des décennies à parler des blessures psychiques chez les militaires, tandis que les Américains parlèrent longuement dans les media de ces militaires blessés psychiquement au Vietman et parfois irrécupérables. Certes la France commence doucement à reconnaître l’existence de ces troubles.
Aujourd’hui, après avoir lu beaucoup d’ouvrages et de travaux de chercheurs sur les blessures psychiques, je comprends comment et pourquoi j’ai échappé cette nui là à plus grave.
Donc, à en croire tout ce que j’ai pu apprendre dans ces multiples ouvrages, j’ai eu, sans le savoir, le meilleur des réflexes, et je pense que cela était dû à mon éducation. Maman était restée seule avec ses 6 enfants, pas tous désirés, et elle aussi avait été psychiquement blessée. Je n’avais donc pas le droit de me plaindre. Alors, devant ce couteau et ces hurlements « je vais te tuer », j’ai eu, à ce que disent tous les psy, le meilleur réflexe. Au lieu de lui dire « calmez vous » etc… j’ai doucement offert à ce blessé psychique l’occasion de raconter sa blessure, et toute la nuit, je l’ai donc accompagné inconsciemment de ma part, racontant ce qu’il avait vécu, et je comprenais qu’il s’était engagé militaire et avait appris à tirer, mais qu’il n’avait jamais appris ni pris conscience qu’il vivrait le corps à corps au couteau, les yeux dans les yeux en pleine forêt, seul.
Aujourd’hui, en avril-mai 2024 nos média nous entraînent exceptionnellement dans l’histoire assez méconnue en France de la guerre d’Indochine. J’avoue seulement que je ne peux regarder à la télé ces documents, je ne le supporterai pas. J’ai dans mon coeur une guerre d’Indochine personnelle, à laquelle j’ai survécue, et qui me suffit.
Odile